L'étrange blogue - Mot-clé - fictionQuantité de choses.2023-03-19T13:28:27+01:00urn:md5:fb50d20b38a88adda5c20f24ab7f22e1DotclearÀ la carteurn:md5:2e12a6f9435c7ade86a071ab6b0e64c42011-05-11T23:05:00+02:002011-05-11T23:05:00+02:00ACÉcriturefictionnouvelleécriture <p>Il y a deux ans, je lançais <a href="http://blog.pnk.fr/post/2009/02/21/Machine-%C3%A0-%C3%A9crire">ça</a> et, un an plus tard, ça donnait <a href="http://blog.pnk.fr/post/2010/09/20/Singeries">ça</a>.</p>
<p>J'ai envie de m'y remettre. Alors, on remet ça.</p>
<p>Quelques ajustements, quand même :</p>
<ul>
<li>une limite de trois éléments proposés par personne ;</li>
<li>les éléments proposés par une personne devront être de types distincts (par exemple : un métier, un lieu, un trait de caractère) ;</li>
<li>j'essaierai de publier les épisodes au fur et à mesure de leur écriture, cette fois, et il se pourrait bien que vos commentaires sur un épisode aient un effet sur le contenu du suivant (ce qui permettra aux retardataires de monter à bord en cours de route).</li>
</ul>
<p>Vous avez donc <strong>jusqu'au 20 mai</strong> pour balancer, dans les commentaires de ce billet, jusqu'à trois bidules par personne parmi :</p>
<ul>
<li>des personnages, des traits de caractère, des attributs physiques (<q>j'veux un gros cuistot irascible !</q>, etc.) ;</li>
<li>des lieux (<q>sur mars !</q>, <q>dans un grenier</q>, etc.) ;</li>
<li>des événements, sans m'en dicter le fil (<q>un naufrage !</q> mais pas <q>un naufrage dans un bateau transatlantique insubmersible flambant neuf où la lutte des classe se muerait en lutte pour la survie et pour l'amour, avec une scène culte à la proue du navire et un orchestre à la fin</q>) ;</li>
<li>des objets, des véhicules (<q>un décapsuleur</q>, <q>un transpalette</q>, etc.) ;</li>
<li>des mots à caser (<q>alacrité</q>, <q>narthex</q>, etc.) ;</li>
<li>des références (<q>ton texte rendra hommage à l'utilisation de l'intertitre chez Kubrick</q> — moins tordu, hein) ;</li>
<li>des musiques, des images (donner un lien web) ;</li>
<li>c'est déjà pas mal mais si vous voyez autre chose, vous pouvez toujours proposer, du moment que ça ne me dicte pas l'organisation du texte. Je préfère rester libre de choisir le fil de l'histoire.</li>
</ul>
<p>J'essaierai de tout utiliser, sans garantie absolue, car qui êtes-vous pour décider de ce que j'écrirai ? Hein ? Qui ?</p>Un singe sur les épaules – Vol 0016urn:md5:96d12b606edb4a402fdae5100cfd37e02010-09-23T08:00:00+02:002010-09-23T08:00:00+02:00ACÉcriturefictionnouvelleromanrécitUn singe sur les épaulesépisode<p>Seizième <a href="http://blog.pnk.fr/tag/Un%20singe%20sur%20les%20%C3%A9paules">épisode</a>. Tout le monde débarque.</p>
<hr />
<p>→ <a href="http://blog.pnk.fr/public/pdf/un-singe-sur-les-epaules/Un_singe_sur_les_epaules-0016.pdf">Version PDF</a> (tout depuis le premier épisode)</p>
<p>→ <a href="http://blog.pnk.fr/post/2010/09/16/Un-singe-sur-les-%C3%A9paules-%E2%80%93-Vol-0015">Épisode précédent : vol 0015</a></p>
<hr /> <div class="singe">
<p>La côte approchait avec son odeur de côte. L’odeur des conifères, l’odeur de la terre et celle du gasoil, l’odeur des hommes.</p>
<p>Largecount avait emprunté une paire de jumelles à un militaire ; il était en manque de données. Ces lourdes binoculaires en métal kaki munies de surfaces en caoutchouc antidérapantes lui semblaient l’outil d’acquisition idéal. Capter son environnement, s’imprégner de son monde, c’était ainsi qu’il fonctionnait. Il ingurgitait, digérait et assimilait l’information comme énergie fondatrice.</p>
<p>Il était en fait persuadé de ne rien créer. Il voyait l’imagination comme un processus combinatoire. Ce que les humains imaginaient était selon lui la perpétuelle recombinaison de connaissances existantes. On pouvait appeler création la capacité à sélectionner ces combinaisons. L’invention était alors la création restreinte aux combinaisons pratiques. L’art, c’était le reste.</p>
<p>L’histoire perpétuait les allégories nées de ce don d’association : Archimède et son bain, Newton et sa pomme, Schroedinger et son chat.</p>
<p>Quant à lui, Largecount compensait. Il se croyait peut-être imaginatif mais ni très créatif, ni très inventif. Alors, pour augmenter ses chances de produire de bonnes combinaisons, il emmagasinait toutes les connaissances qui lui passaient à portée comme un joueur de loto multipliant les grilles. Cela lui avait réussi. Il avait beaucoup gagné.</p>
<p>La côte était à portée de jumelles, alors il scrutait.</p>
<p>« C’est Disneyland ? dit-il en tendant les binoculaires à son assistant qui examina la question posée en surplomb de la mer.</p>
<p>— Non, Monsieur, c’est le château du Nid d’hirondelle. Un monument historique, un symbole de la Crimée.</p>
<p>— C’est hideux. C’est connu, dites-vous ? Apprécié, ça ? Je pourrais me l’offrir, ça ferait les pieds à Bouisson… Combien ça coûte ?</p>
<p>— Vous pourriez sans doute, Monsieur. »</p>
<p>Le ton était las. Largecount s’en aperçut peut-être.</p>
<p>« Quand même, c’est hideux. Je pourrai bien m’en passer. »</p>
<p>On distinguait, sur le port, une marée de véhicules de secours et autant de cars-régies en train d’ajuster leurs faisceaux satellites pour le journal du soir.</p>
<p>« Je vais vous dire… » commença le milliardaire.</p>
<p>À terre comme à bord, des gens s’affairaient à préparer l’accostage.</p>
<p>« Ces vacances me font un bien fou. »</p>
<p><br /></p>
<div style="text-align: center;">* * *</div>
<p><br /></p>
<p>« Je ne comprends pas, dit Maât en arpentant la promenade des Russes à la lumière des globes crème. Si Lopez n’a rien touché, d’où le bonhomme tirait-il son versement de quatre cent mille euros ?</p>
<p>— Il avait vendu son horrible villa à colonnes ? dit Riad.</p>
<p>— Ah, oui. Peut-être. »</p>
<p>Un vent froid balaya le front de mer.</p>
<p>« L’hiver a bien voulu attendre qu’on nous sorte de l’eau pour arriver.</p>
<p>— Tes jambes te font mal ?</p>
<p>— Je suis complètement shootée. »</p>
<p>Ils passaient devant un grand café de style géorgien. On apercevait, à l’intérieur, des moulures blanches ornées de dorures. Il y avait peu de clients.</p>
<p>« Tu ne veux pas qu’on entre boire quelque chose ? » dit Riad.</p>
<p>Maât fouilla dans sa poche et en sortit un petit papier froissé et plié. Elle joua un peu avec, nerveusement, faisant glisser les plis l’un contre d’autre d’un mouvement circulaire du pouce et de l’index. Puis elle le coinça entre l’index et le majeur et ferma la main, laissant dépasser deux coins blancs. Dans sa tête, elle répéta le nom de l’assistant de Largecount.</p>
<p>Elle ne semblait pas vouloir regarder Riad.</p>
<p>« Il faut que j’aille me coucher », conclut-elle.</p>
<p>C’était abrupt et c’était logique, après ce qu’elle avait vécu.</p>
<p><em>Arrête de courir après les gamines.</em></p>
<p>« Je te raccompagne à l’hôtel ?</p>
<p>— Ça ira. »</p>
<p>Elle lui adressa un sourire désolé sous les premières gouttes de pluie. Il la vit s’éloigner en courant, lui adresser un geste de la main. Au revoir, désolée, amis, quelque chose comme ça, archaïsme d’un bras levé dans la nuit, dos d’une main dont il imaginait la rémanence du tracé comme un phare imprimant son mouvement sur une pellicule bloquée.</p>
<p><br /></p>
<div style="text-align: center;">* * *</div>
<p><br /></p>
<p>« Alors comme ça, tu reprends les commandes », dit Ahmed en essuyant le zinc.</p>
<p>Le <em>tic tic tic</em> de la dramaturge disait à Riad qu’il était rentré chez lui. Accoudé au bar à côté de lui, Youri sirotait un Schweppe’s.</p>
<p>La veille, quelques jours après l’accident du 8028, Riad avait reçu un coup de téléphone de la compagnie. Le vol 9112 avait heurté le désert près de sept mois auparavant. Son vol. Du temps avait passé. Les tests psychologiques étaient tous positifs. Il fallait qu’il le sache, ils avaient besoin de lui. Ils se rangeaient entièrement derrière les conclusions préliminaires de l’enquête, un défaut de conception de la tuyère combiné à une erreur de maintenance. Ils n’avaient jamais douté de lui, les cockpits Skyway lui étaient ouverts. Souhaitait-il retrouver sa place ?</p>
<p>« Oui. Je reprends les commandes.</p>
<p>— Les hommes vont nulle part, de plus en plus vite », dit la dramaturge sans cesser de taper.</p>
<p>Il sentait les frôlements du ventilateur dans les cheveux, gestes du singe invisible qui ne le quittait plus depuis son retour.</p>
<p>Riad descendit du tabouret, avança jusqu’à la dramaturge.</p>
<p>« Il vous a été utile ? » dit-elle en levant vers lui des yeux malicieux.</p>
<p>« Non », sourit-il.</p>
<p>Il lui posa la main sur l’épaule. Il n’avait jamais osé la toucher.</p>
<p>« Je n’en ai pas eu besoin. »</p>
<p><em>Voum… Voum… Voum…</em></p>
<p>« Tant mieux, tant mieux, dit-elle en hochant la tête. Gardez-le. »</p>
<p>Riad, qui se faisait à l’idée de continuer à porter sur les épaules cette aberration mentale, lui adressa un sourire et s’éclipsa. Il lui restait à faire.</p>
<p>Son parachute l’attendait dans la voiture.</p>
<p>Une demi-seconde à gagner.</p>
<p><br /></p>
<div style="text-align: center; font-weight: bold;">FIN</div>
</div>
Un singe sur les épaules – Vol 0015urn:md5:0d8bd285e52909f113a0b27746378c5d2010-09-16T08:00:00+02:002010-09-22T20:01:24+02:00ACÉcriturefictionromanrécitUn singe sur les épaulesécritureépisode<p>Quinzième épisode de la <a href="http://blog.pnk.fr/tag/Un%20singe%20sur%20les%20%C3%A9paules">saga</a>. Coin, coin.</p>
<hr />
<p>→ <a href="http://blog.pnk.fr/public/pdf/un-singe-sur-les-epaules/Un_singe_sur_les_epaules-0015.pdf">Version PDF</a> (tout depuis le premier épisode)</p>
<p>→ <a href="http://blog.pnk.fr/post/2010/09/09/Un-singe-sur-les-%C3%A9paules-%E2%80%93-Vol-0014">Épisode précédent : vol 0014</a></p>
<hr /> <div class="singe">
<p>« Charles Thompson, dit Frank Black, des Pixies. Et voici Brian Molko, de Placebo. »</p>
<p>Dans la salle de briefing du navire, les regards des quatre officiers, deux militaires et deux policiers, disaient à Riad qu’il était pour l’instant le plus suspect de tous.</p>
<p>Essayant de garder son calme, il continua :</p>
<p>« Il y a trois semaines, ces hommes ont envoyé un mail à Adolfo Lopez, le pilote, depuis leur société de production Thompson, Molko & Associates, Ltd.</p>
<p>— Pilote toujours porté disparu, dit un policier à l’attention de son collègue et, puisqu’il fallait qu’ils l’entendissent, aux officiers de marine.</p>
<p>— Quel était le contenu de ce message ? demanda un des militaires, une expression excessivement grave tassant son visage.</p>
<p>— De mémoire : <em>Présence cible SW8028 confirmée. OK opération Alice. Moitié doit être versée.</em> »</p>
<p>Les quatre officiers analysaient l’information.</p>
<p>« C’est vrai, messieurs ? » demanda un policier.</p>
<p>Brian hésitait.</p>
<p>« Absolument », dit Charles.</p>
<p>Puis, à Brian :</p>
<p>« Anonyme, toi, tu sais pas ce que ça veut dire. »</p>
<p>Riad avait lancé la machine, il n’avait plus qu’à s’effacer pour regarder la suite. Il s’assit à l’extrémité de la banquette, près du tableau blanc.</p>
<p>« Il va falloir nous en dire un peu plus, monsieur Thompson, dit le policier.</p>
<p>— J’ai envoyé un mail.</p>
<p>— Un mail douteux.</p>
<p>— Certes. Un mail douteux.</p>
<p>— Un mail douteux au pilote d’une navette qui s’est écrasée. On peut se poser des questions.</p>
<p>— Vous allez emmerder tous ses correspondants qui lui ont envoyé des mails douteux ?</p>
<p>— Ceux qui mentionnent le numéro du vol, qui parlent de cible, d’opération et de versements dans leur mail douteux, oui. »</p>
<p>Silence douteux.</p>
<p>« On était à bord, vous savez, dit Charles.</p>
<p>— Justement. Avouez que c’est curieux.</p>
<p>— Curieux qu’on nous soupçonne.</p>
<p>— Les canards », dit Brian.</p>
<p>Les officiers se regardèrent. Charles dévisagea Brian.</p>
<p>« Quoi, les canards ? dit un militaire.</p>
<p>— Comment voulez-vous qu’on organise une migration ?</p>
<p>— C’est vrai », dit Charles. Il regarda Riad. « Demandez à cette jeune femme qu’on a aidée à s’asseoir. Elle était dans le cockpit. Elle sait qu’on a traversé un vol de canards.</p>
<p>— Qu’un vol de canards nous a traversés, dit Brian.</p>
<p>— Je ne demande qu’à vous croire, dit le policier qui menait l’interrogatoire. Si votre message a une explication autre, donnez-la-moi.</p>
<p>— C’est la musique, dit Charles. Et Œdipe. »</p>
<p><br /></p>
<div style="text-align: center;">* * *</div>
<p><br /></p>
<p>Maât, Riad, Largecount et son assistant étaient assis à la proue, occupant divers appareillages et rangements dont l’épaisse couche de peinture était rendue poisseuse par les embruns. Ils profitaient des tout derniers rayons d’un soleil mourant.</p>
<p>Des corps avaient été repêchés. D’autres bateaux avaient pris le relais ; le leur rentrait à Yalta.</p>
<p>« Si j’ai bien compris, dit Riad, John Lennon représentait le père. Le rock. L’autorité. Il fallait qu’ils le tuent pour avancer. Pour libérer leur créativité. Baiser la musique qui les avait engendrés, eux, les fils du pop, du rock et du punk. Il fallait qu’ils soient pères à la place du père. C’est ce qu’ils ont dit.</p>
<p>— Pourquoi ils ont mêlé Lopez à leur délire ? demanda Maât.</p>
<p>— C’est Lopez qui s’y est mêlé. Il était fan absolu de Frank Black, et c’est peu dire. Il était prêt à rendre n’importe quel service.</p>
<p>— Même tuer ?</p>
<p>— Non, mais faire absorber un laxatif, oui. C’est ce qu’ils lui ont fait croire. Ils lui ont dit que c’était une revanche ludique, que Lennon leur avait joué un sale tour. Lopez avait accès facilement aux plateaux-repas nominatifs des première classe. »</p>
<p>Il s’interrompit pour observer un goéland descendre vers la crête d’une vague, prélever un poisson argenté et repartir vers la côte, plumage rendu doré par le soir arrivant.</p>
<p>« Au fait, dit Maât. Ce que j’aurais dû te dire, là-haut, sur Félicité… <em>Alice</em> a été publié un 26 novembre. Comme aujourd’hui.</p>
<p>— Alice ?</p>
<p>— <em>Au pays des merveilles</em>. Ça explique le nom de code de l’opération. »</p>
<p>Riad n’eut pas le cœur de répéter ce que Brian Molko avait dit aux policiers : <em>« Alice ? Vous trouvez pas ça cool comme nom de code ? »</em></p>
<p>« Tu le savais avant le vol ?</p>
<p>— Oui.</p>
<p>— Et tu es montée à bord ? »</p>
<p>Maât acquiesça encore.</p>
<p>Les rayons du soleil laissaient peu à peu place à une lumière diffuse.</p>
<p>« <em>Moitié doit être versée</em> ? » demanda Largecount qui avait pris connaissance de l’histoire. « Lopez aurait demandé de l’argent à son idole ?</p>
<p>— Non mais Molko a trouvé la formule amusante. Il s’agissait de dire que seule la moitié du poison était à utiliser. Frank Black n’a pas eu l’air de trouver ça amusant. Il faut dire que c’est peut-être ce qui les a mis dedans.</p>
<p>— Comment ça ?</p>
<p>— Lopez aurait tout versé, ce qui a envoyé Lennon régurgiter son repas, limitant l’intoxication. Le veinard a échappé deux fois à la mort aujourd’hui.</p>
<p>— Comment va-t-il ? demanda l’assistant de Largecount.</p>
<p>— Pas beau à voir. Mal de mer. Je l’ai aussi, d’habitude.</p>
<p>— Et les canards ? demanda Largecount.</p>
<p>— Les canards, ça arrive, dit Riad.</p>
<p>— Surtout à des musiciens, dit l’assistant de Largecount, pince-sans-rire.</p>
<p>— Au fait, lui dit Maât, vous vous appelez comment ? »</p>
<p>Largecount tendit l’oreille et décida de retenir le nom.</p>
</div>
<p>→ <a href="http://blog.pnk.fr/post/2010/09/23/Un-singe-sur-les-%C3%A9paules-%E2%80%93-Vol-0016">Épisode suivant : vol 0016</a></p>Un singe sur les épaules – Vol 0014urn:md5:46f82f8fbd4800b56a972b81207096df2010-09-09T08:00:00+02:002010-09-14T23:37:41+02:00ACÉcriturefictionromanrécitUn singe sur les épaulesécritureépisode<p>Déjà quatorze <a href="http://blog.pnk.fr/tag/Un%20singe%20sur%20les%20%C3%A9paules">épisodes</a> ! L'histoire finira-t-elle avant l'automne ?</p>
<hr />
<p>→ <a href="http://blog.pnk.fr/public/pdf/un-singe-sur-les-epaules/Un_singe_sur_les_epaules-0014.pdf">Version PDF</a> (tout depuis le premier épisode)</p>
<p>→ <a href="http://blog.pnk.fr/post/2010/09/02/Un-singe-sur-les-%C3%A9paules-%E2%80%93-Vol-0013">Épisode précédent : vol 0013</a></p>
<hr /> <div class="singe">
<p>En sortant du cockpit, Maât avait trouvé une place libre en première classe. Merde à la douleur et oui au luxe, ce n’est pas tous les jours qu’on s’écrase. Pour les jambes, elle avala encore deux Propitoxyl.</p>
<p>D’ailleurs, planer, ça pouvait aider.</p>
<p>Elle regarda par le hublot.</p>
<p><em>C’est beau, une aile qui brûle.</em></p>
<p>Le revêtement se déstructurait en millions de petits fragments noirs ou incandescents.</p>
<p><em>Bien plus beau que les braillements dissonants et hoquetants de centaines de passagers.</em></p>
<p>Ça sentait violemment la fin.</p>
<p><em>Je ne comprends pas ces gens. Il leur reste au mieux quelques minutes de vie et ils les gâchent.</em></p>
<p>Elle détacha un instant son regard du feu, se disant qu’il aurait bientôt raison d’eux. Plus loin dans sa rangée, une dame nettoyait méticuleusement du vomi qu’elle avait sur le pantalon, l’air dégoûté. Cela arracha à Maât un sourire pincé.</p>
<p><em>Comme si elle avait besoin d’être présentable à l’arrivée. Comme si l’odeur qui l’incommode avait encore une importance. Elle agit comme si elle devait un jour passer à nouveau la porte de l’appareil en disant au revoir à une hôtesse souriante. Comme si ceci n’était qu’un mauvais moment à passer. Ç’aura été les dernières minutes de sa précieuse vie, nettoyer du vomi.</em></p>
<p><em>C’est un petit bulbe d’espace-temps où les actes de chacun sont sans conséquences. Les violeurs à bord peuvent violer, les meurtriers meurtrir, les emmerdeurs déféquer, les suicidaires dormir paisiblement. Tout ça finira en un tas de cendres, alors…</em></p>
<p>Elle ferma les yeux. S’abandonna au chaos.</p>
<p>Dans la certitude de n’avoir jamais autant existé, elle n’était plus que perception exaltée.</p>
<p><em>Merde, j’existe.</em></p>
<p>Depuis combien de temps filait-elle vers la terre à une vitesse sans issue ? Bien avant ce vol. Cela faisait un moment qu’elle était perdue, ce qui, pensait-elle, n’était pas désagréable.</p>
<p><em>Ça se prête à une esthétique sympa, l’allégorie de la bête égarée.</em></p>
<p><em>Un jour, j’ai eu assez de la belle cage que je m’étais construite. Faut pas croire : la bête égarée ne cherche pas son chemin. Elle l’improvise, le construit pas après pas. Montrez-lui sa voie, vous la torturez : elle ne sait pas vivre ainsi. Elle essaie mais sa gaucherie fait mal à voir. Elle ne comprend pas sa faute. Sa force vitale s’émousse ; elle cesse d’aimer. Et quand on cesse d’aimer, on devient un individu purement factuel. On est la conséquence des autres, </em>soi<em> n’est plus rien. Pire : il est la conscience de n’être que ça, car la bête égarée n’est vraiment pas douée pour ne pas exister, alors c’est consciemment qu’elle tourne et se retourne dans ce non-territoire partagé avec d’autres existences réduites aux actes. Elle aimerait bien en sortir mais aussitôt, elle s’égarerait, elle qui ne sait faire que ça. Ce qu’elle oublie, c’est qu’elle le fait mieux que quiconque. Elle a ce talent-là.</em></p>
<p>L’aile en feu laissait apparaître son squelette par endroits. L’air s’engouffrait entre nervures et longerons, les faisant rougeoyer. Perdant sa portance, l’appareil tanguait et gîtait.</p>
<p>Elle regarda en bas. Les vagues étaient chaque fois un peu plus grandes. La navette tomberait en mer. Tout ne finirait pas en cendres. Mais en soupe.</p>
<p>Elle se surprit à souhaiter survivre. Décida, malgré l’enfer à affronter, que ce serait une expérience intéressante.</p>
<p><em>La bête reprend goût à chasser la mort parce qu’elle refuse qu’on l’empêche de s’égarer plus avant.</em></p>
<p><em>Intéressant.</em></p>
<p><em>Donc, survivre.</em></p>
<p>« Vous disiez ? »</p>
<p>L’homme assis de l’autre côté de l’allée était tourné vers elle. Avait-elle parlé ?</p>
<p>Il lui adressa un sourire qu’en temps normal elle aurait détesté. En ces circonstances, elle trouva l’audace de ce rictus admirable.</p>
<p>« Largecount. Hubert Largecount. »</p>
<p><br /></p>
<div style="text-align: center;">* * *</div>
<p><br /></p>
<p>Riad décida d’appeler Youri. Et c’était bien la dernière chose dont il avait envie.</p>
<p>Youri savait. L’info tournait en boucle à la télé.</p>
<p>« Le contact a été perdu il y a dix minutes. »</p>
<p>Youri ne dit rien.</p>
<p>« J’accompagne les secours. En bateau. »</p>
<p>Toujours rien.</p>
<p>« On sera bientôt sur la zone. Ils ont aussi envoyé des hélicos.</p>
<p>— Riad… Le hacker que Maât avait contacté m’a envoyé le nom de la société d’où le mail a été envoyé. Thompson, Molko & Associates, Ltd. Une boîte de prod. Mais je ne pense plus que ça servira…</p>
<p>— Qui sait. »</p>
<p>Un moment passa.</p>
<p>« Pourquoi des canards, bon sang ?</p>
<p>— L’été tarde à finir. »</p>
<p><br /></p>
<p>Des cris provenaient du pont. On avait repéré aux jumelles ce qui ressemblait à des débris.</p>
<p>Il ne pouvait en être autrement, pensa Riad. Les aéronefs, trop rapides, se disloquent et disparaissent en touchant l’eau.</p>
<p>« Passagers à bâbord ! » cria une vigie.</p>
<p>Le bâtiment vira.</p>
<p>Le reste de la journée allait ressembler à ça. Des corps flottants qu’il allait falloir hisser à bord. Et parmi eux…</p>
<p>« Vivants ! » cria la vigie.</p>
<p>L’exclamation fut reprise en chœur par plusieurs secouristes sur le mode interrogatif. <em>Vivants ? Vivants ?</em></p>
<p>Plus le navire avançait sur une mer dont les vagues semblaient de verre bleu, presque noir, aux arêtes dentelées et coupantes, plus les interrogations s’éteignirent.</p>
<p>Quand il put voir, à l’œil nu, les radeaux de fortune et les bras agités, Riad le dit lui-même : <em>vivants</em>.</p>
<p><em>Combien ?</em></p>
<p>Une odeur de maquis se mêla à l’air marin.</p>
<p>Le singe était là, qui lui triturait les cheveux au rythme du vent.</p>
<p><br /></p>
<div style="text-align: center;">* * *</div>
<p><br /></p>
<p>D’un premier radeau fait d’une section d’aile, ils avaient remonté une vingtaine de blessés à bord et une trentaine de passagers quasiment indemnes.</p>
<p>Largecount était assis sur un coffre métallique fixé au pont, peint du même gris titane que le reste du bateau. Il était pieds nus, une couverture sur les épaules.</p>
<p>L’homme d’affaires adressa un maigre sourire à Riad. Il aurait dû sembler surpris de le retrouver ; il devait cependant y avoir une limite à la quantité d’imprévu qu’on pouvait encaisser en une journée. Peut-être était-il simplement heureux de voir un visage connu, quelle qu’en soit l’explication.</p>
<p>« J’aurais voulu profiter du soleil mais on m’a dit de garder ça sur le dos », dit-il d’un ton désolé.</p>
<p>Son front portait une plaie qui ne saignait pas. Il poursuivit :</p>
<p>« Quand j’ai parlé de Yalta, dans le bar, cela vous a troublé. Vous saviez, n’est-ce pas ?</p>
<p>— Non, dit Riad sans réellement mentir.</p>
<p>— C’est abominable et fabuleux, vous savez. Abominables, les cris, la peur, la mort. Fabuleux, les mains tendues, l’air frais, les blessés qu’on installe spontanément sur les radeaux, les valides qui se relaient pour attendre dans l’eau… »</p>
<p>Riad cherchait comment décrire Maât.</p>
<p>« Je recherche une jeune femme, monsieur Largecount, qu’on n’a pas encore repêchée. Elle est un peu fantasque. »</p>
<p>Des cris brisés strièrent l’air au-dessus du pont.</p>
<p>« Putain ! Putain ! »</p>
<p>Un petit attroupement s’était formé. Quelqu’un se roulait par terre, de douleur. Riad s’approcha.</p>
<p>« Ces putains de jambes et cette merde de Propitoxyl qui est à la flotte ! »</p>
<p>Riad s’agenouilla près d’elle et Maât lui bondit au cou pour y rester suspendue de toutes les forces de ses bras.</p>
<p>Il l’étreignit.</p>
<p>« Porte-moi jusqu’à une chaise, idiot.</p>
<p>— Laissez-moi vous aider, dit un type baraque qui portait des vêtements détrempés.</p>
<p>— Je vous reconnais, dit Riad. Vous êtes Frank Black. »</p>
</div>
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<p>→ <a href="http://blog.pnk.fr/public/pdf/un-singe-sur-les-epaules/Un_singe_sur_les_epaules-0013.pdf">Version PDF</a> (tout depuis le premier épisode)</p>
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<hr /> <div class="singe">
<p>Il commençait à faire froid en cabine. Certains passagers s’étonnaient de la présence de jolies plumes rouges voletant depuis l’avant au gré des climatisations individuelles, l’idée s’instillant en eux qu’un spectacle de cabaret était donné en première classe.</p>
<p>Brian, ne constatant la présence de nul spectacle, s’inquiétait de voir ces plumes sortir du poste de pilotage.</p>
<p>« Frank ? »</p>
<p>Son acolyte préférait les dialogues de Derrick à toute discussion.</p>
<p>« Charles ? tenta Brian.</p>
<p>— Quoi ? dit-il en enclenchant la pause. Je te préviens, si on atterrit avant que je sache si Vera est coupable…</p>
<p>— Ces nuages qu’on voit, ce sont des explosions dans le ciel. On dirait que c’est écrit mais on ne peut pas lire entre les lignes.</p>
<p>— Qu’est-ce que tu racontes ?</p>
<p>— Tu devrais enlever ton masque. Il se passe des trucs. Des plumes.</p>
<p>— Tu m’emmerdes. »</p>
<p><em>Bonk.</em></p>
<p><br /></p>
<p>Ayant pénétré sans intention avérée dans le réacteur numéro deux, un canard un peu dodu, dépassant le kilogramme huit cents nécessaire à la certification des moteurs, y causa quelques effets indésirables. Notamment, une ailette fut cassée net et, sous l’effet de son mouvement préalablement rotatif, se trouva projetée horizontalement vers la cabine qu’elle traversa de part en part, transperçant diverses épaisseurs de chair de classe <em>éco</em>, semant la mort çà et là, avant d’aller se ficher dans l’aile opposée où elle sectionna circuits hydrauliques, électriques et d’admission de carburant.</p>
<p>« Quelle merde », dit Lopez pour la boîte noire. (Des années plus tard, un scénariste d’Hollywood travaillant sur un film retraçant ce qui deviendrait la catastrophe du vol 8028 reformulerait la phrase ainsi : <em>Small bird got the bigger one. But as far as I’m concerned, size matters, and I don’t fuck geese.</em>)</p>
<p>Les cris de John Lennon retentirent depuis les toilettes :</p>
<p>« À l’aide ! J’ai besoin de quelqu’un ! À l’aide ! Pas n’importe qui ! À l’aide, vous savez que j’ai besoin de quelqu’un ! À l’aide ! Aidez-moi si vous pouvez, je me sens abattu et j’apprécierais quelqu’un dans les parages, vous savez. Aidez-moi à remettre les pieds sur terre ! Vous voulez pas m’aider, s’il vous plaît ? M’aider ? M’aider… »</p>
<p>Il n’en fallut pas plus pour que le public reprenne en chœur.</p>
<p>Pour ne pas déranger la chorale, les deux réacteurs s’éteignirent.</p>
<p>On ne savait plus très bien si les gens chantaient ou s’ils criaient.</p>
<p><br /></p>
<div style="text-align: center;">* * *</div>
<p><br /></p>
<p><em>C’est une chance que vous soyez déjà sur place</em>, avait dit la <em>CEO</em> de Skyway. <em>Vous serez notre expert.</em></p>
<p>Après tout. C’était ce qu’il avait voulu être. Expert en aéronautique. Le type irremplaçable. Celui qui sait tout de la courbure optimale de l’aile ou de l’architecture des systèmes de maintien dans le domaine de vol.</p>
<p>Puis il avait compris que l’expert irremplaçable tenait du mythe télévisuel. L’expert est intrinsèquement remplaçable. Sa compétence est entièrement acquise, accessible à toute personne munie d’une quantité raisonnable d’intelligence. L’expertise n’est pas une qualité humaine. Elle ne profite pas de qui est l’expert. C’est elle qui façonne son identité. Lui qui se plie à sa volonté.</p>
<p>Les sociétés s’organisent généralement pour ne pas dépendre des gens, à l’exception peut-être de leurs dirigeants. Riad se demandait s’il s’agissait de la volonté des chefs de rester chefs ou si c’était simplement le fait de la rareté de ceux qui savent diriger. Pouvait-on apprendre à diriger une entreprise ou un pays comme il avait appris à diriger une navette ? Sans qu’il sache le justifier, il lui semblait qu’il s’agissait de quelque chose de plus inné, d’une qualité non technique. Quelque chose qu’une éducation ne pouvait que révéler, peut-être sublimer. Ce Largecount qu’il avait rencontré sur Felicity possédait cela. Du magnétisme.</p>
<p>Riad était incapable de diriger qui que ce soit et, donc, d’être indispensable. Quitte à être une pièce standard d’un système, il avait fini par troquer son rêve de connaissance absolue contre celui d’un plaisir plus concret et s’était tourné vers le pilotage. En était né un bonheur tout relatif et rapidement passé.</p>
<p>La sirène du bâtiment appareillant effaça d’un coup ses songes. Appuyé sur le bastingage de la frégate ukrainienne, Riad regardait les marins détacher les amarres et le quai fuir lentement.</p>
<p>« Latif, avoir besoin de vous », dit le chef des opérations de secours dans un anglais qui traçait des volutes de russe.</p>
<p>C’était un homme trapu avec une tête bizarrement petite par rapport au reste du corps, coiffée d’une brosse courte et noire.</p>
<p>« J’ai le mal de mer, d’habitude.</p>
<p>— Navré pour vous. Venir. S’il vous plaît. »</p>
<p><em>Vous serez notre expert.</em></p>
<p>Ainsi, le vol 9112 avait fait de lui un expert. Il connaissait désormais les cris avant, qui parasitent l’espoir et la concentration. Le néant pendant. Le chaos après, jusque dans les chairs.</p>
<p>Il pensa à Maât. Il n’avait jamais cessé de penser à Maât. Les listings qu’il avait en main confirmaient sa présence à bord. Il refoula l’émotion qui montait. Après.</p>
<p>La salle où se réunissait la cellule de crise était une pièce rectangulaire de taille assez modeste nichée au cœur du navire. Une banquette rudimentaire s’étalait sur trois murs, le quatrième portant un tableau blanc. Au creux du U dessiné par l’assise était une table carrée en mélaminé imitation bois. Riad imaginait qu’en temps normal, les décisions de navigation et de stratégie militaire étaient prises ici, loin des oreilles des matelots et des sous-officiers.</p>
<p>Il expliqua à une demi-douzaine de personnes les procédures successives qu’allait suivre Lopez pour tenter de poser la navette. Que lui-même avait suivies des mois auparavant (combien ?) avant de s’abîmer en plein désert avec le 9112.</p>
<p>Depuis l’appel de la <em>CEO</em>, Riad se demandait s’il avait pu se tromper. Si Lopez n’avait pas menti. S’il n’était pas en train de faire s’écraser cette navette. Peut-être les canards étaient-ils réels… Et s’ils ne l’étaient pas, pourquoi avoir envoyé le <em>mayday</em> ?</p>
</div>
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<p>Piste : <a href="http://www.placebocity.com/paroles-et-traduction-128-soulmates.html">1</a>.</p>Un singe sur les épaules – Vol 0012urn:md5:932275c23e88966d1877fe4df9f684632010-08-26T08:00:00+02:002010-09-02T02:27:31+02:00ACÉcriturefictionromanrécitUn singe sur les épaulesécritureépisode<p>Douzième épisode de notre <a href="http://blog.pnk.fr/tag/Un%20singe%20sur%20les%20%C3%A9paules">saga estivale</a> : des choses volantes, et d'autres.</p>
<hr />
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<hr /> <div class="singe">
<p>La navette évoluait désormais dans l’atmosphère. Yoko posa son regard sur le hublot pour y admirer les textures complexes du ciel.</p>
<p>Comme le vol de canards sauvages était dans l’axe de l’appareil, elle ne le vit pas. Les pilotes ne le virent pas non plus : les oiseaux étaient sous la couche nuageuse, beaucoup plus bas, et bien trop loin. En somme, personne ne les voyait.</p>
<p>« Yoko ?</p>
<p>— Mon chou ? »</p>
<p>Sans dire un mot de plus, John bondit hors de son siège et se rua sur la porte des toilettes.</p>
<p>Le chef de cabine annonça le début de la descente atmosphérique.</p>
<p><br /></p>
<div style="text-align: center;">* * *</div>
<p><br /></p>
<p>« Qu’est-ce que tu regardes ? » demanda Brian de sa voix nasale.</p>
<p>Charles ne s’était jamais complètement fait à cette voix dont les fans de Brian étaient fans.</p>
<p>« Derrick », répondit Charles sans ôter le masque vidéo prêté par la compagnie.</p>
<p>Il ne regardait quasiment jamais la télé et n’allait pas beaucoup au cinéma. Mais il avait toujours été fan de cette vieille série allemande qui lui donnait à voir une époque ancienne, étrange et où il n’aurait pas refusé d’aller vivre.</p>
<p>« Je viens de terminer le dernier James Bond », dit Brian. « <em>L’éternité a une fin.</em></p>
<p>— Ça parle de satellites ?</p>
<p>— Oh. Tu l’as vu ?</p>
<p>— Non. »</p>
<p>Charles ôta la pause, espérant voir la fin de l’épisode avant l’atterrissage. Vera était-elle coupable ?</p>
<p>« Au fait, Frank », dit Brian et Charles soupira silencieusement. « Tu as vu ? »</p>
<p>Charles fit non de la tête.</p>
<p>« Ça m’a l’air bon. Le bonhomme a fait son boulot. »</p>
<p>Sous le plastique noir mat du masque video, la bouche de Charles esquissa un sourire.</p>
<p><br /></p>
<div style="text-align: center;">* * *</div>
<p><br /></p>
<p>La douleur avait presque totalement reflué. Grâce à l’impossibilité d’allonger les jambes, le vol en classe <em>éco</em> lui était plus confortable qu’à quiconque. Elle redoutait toujours le surclassement ; par chance, ça ne lui était jamais arrivé.</p>
<p>Elle en était malgré tout au troisième Propitoxyl de la journée, avalé au whisky servi à bord.</p>
<p>Les effets en étaient tout-à-fait curieux. L’aile aperçue par le hublot lui semblait constituer un appendice de son propre corps. Les vibrations du vol n’étaient que la manifestation de sa propre énergie vitale. La vitesse, le glissement du vent sur sa peau rivetée la rendaient euphorique. Son siège flottait dans la cabine délavée.</p>
<p><em>Je suis à bord du vol 8028 menacé par de méchants terroristes</em>, se dit-elle soudain. <em>Je dois être prudente et attentive comme jamais, prête à intervenir en cas de problème.</em></p>
<p>Aussi lut-elle deux fois le fascicule des procédures d’urgence.</p>
<p>Tout était léger et fluctuant, cotonneux et bleuté. Les sons étaient clairs et frais, aériens.</p>
<p>Bonk ! fit la carlingue.</p>
<p><em>Bonk ?</em></p>
<p>Une effervescence discrète anima le personnel de bord.</p>
<p><br /></p>
<div style="text-align: center;">* * *</div>
<p><br /></p>
<p>« Ici votre commandant de bord, » dit l’annonce à peine audible, la voix amplifiée couverte par un bruit de tornade. Elle appelait les médecins à se signaler auprès du personnel suite à un incident dans le poste de pilotage.</p>
<p>Des murmures emplirent l’espace, transpercés par quelques exclamations. Un homme et une femme se levèrent. Après une courte discussion avec une hôtesse, ils furent conduits vers l’avant.</p>
<p>Naturellement, Maât les suivit jusqu’à la porte du poste de pilotage, d’où soufflait un vent glacial.</p>
<p>« Mademoiselle », dit l’hôtesse en se retournant, « Vous n’avez rien à faire ici.</p>
<p>— Je veille. À la sécurité du vol ! »</p>
<p>Elle leva un poing en l’air.</p>
<p>« Allez. Rasseyez-vous.</p>
<p>— Je suis experte en Propitoxyl et en sécurité aérienne. J’ai lu deux fois la notice de sécurité. »</p>
<p>Visible à travers la porte, un des médecins se tourna vers elle.</p>
<p>« Vous avez du Propitoxyl ? Ici, vite. »</p>
<p>Maât bouscula l’hôtesse pour s’approcher du siège du copilote où s’affairaient déjà les médecins. Juste devant, le pare-brise était percé et ensanglanté, des plumes coincées dans les fissures du plexiglas. De la bouche du copilote saillait une étrange excroissance rouge et emplumée. Ses yeux exorbités exprimaient une certaine panique.</p>
<p>« Il est en train de s’étouffer, dit la femme médecin.</p>
<p>— C’est du canard ? demanda l’homme.</p>
<p>— Difficile à dire, dit la femme. Il faudrait lui demander le goût que ça a.</p>
<p>— Alors il faut lui dégager le larynx afin qu’il puisse parler.</p>
<p>— Il aurait fallu de toute façon.</p>
<p>— Ah, c’est bien coincé, dit l’homme en tirant sur un os. Et ça glisse.</p>
<p>— Je vais chercher une fourchette, dit l’hôtesse.</p>
<p>— Bonne idée, dit la femme. Une assiette, aussi.</p>
<p>— Et des condiments, dit l’homme. L’idéal, avec le canard, ce serait un madiran ou un cahors. Rouge.</p>
<p>— Enfin ! dit l’hôtesse. Vous ne voyez pas que cet homme souffre ? Une fourchette, ça ira bien. »</p>
<p>Elle s’en alla la chercher.</p>
<p>« Dommage, dirent les médecins en chœur.</p>
<p>— Croyez-vous que ce soit le bec qui coince ? demanda l’homme.</p>
<p>— Non, regardez, dit la femme. »</p>
<p>Derrière le siège, la tête s’était fichée bec premier dans la paroi.</p>
<p>« C’est un colvert, dit l’homme. Il a dû se perdre. Les migrations sont finies, à cette date.</p>
<p>— Au moins, on ne risque pas d’en prendre un deuxième, » dit la femme.</p>
<p>L’hôtesse revint.</p>
<p>« J’ai trouvé une fourchette. J’ai aussi la trousse de secours qui contient des instruments chirurgicaux stérilisés.</p>
<p>— Donnez la fourchette, » dit l’homme.</p>
<p>Il la planta par le bas dans la masse sanguinolente et fit levier sur le menton. Tout partit d’un coup.</p>
<p>« Félicitations ! s’exclama la femme.</p>
<p>— C’est une patte, » dit l’homme.</p>
<p>Le copilote toussa diverses choses dont des plumes.</p>
<p>« Je comprends mieux, dit la femme. La palme s’était coincée à angle droit dans l’œsophage.</p>
<p>— Qui sait dans quoi il avait marché, » grimaça l’hôtesse.</p>
<p>L’homme donna un cachet de Propitoxyl au copilote pour qu’il arrête de crier.</p>
<p>Maât trouva curieux d’avoir mal pour la navette à la vue du pare-brise transpercé. Elle se frotta l’œil droit en grimaçant et prit aussi un cachet.</p>
<p>Lopez pilotait.</p>
</div>
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<hr />
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<hr /> <div class="singe">
<p>Lopez filait quelque part dans une de ces décennies qui rendent les gens vieux. Il se montra simplement accueillant, comme rompu à l’habitude de la solidarité calme qui avait rapproché les pilotes depuis que les Wright et Blériot avaient cloué le bec aux sceptiques du plus-lourd-que-l’air. Sans doute se savaient-ils tous les héritiers d’une bande de joyeux suicidaires. Le type d’appareil n’importait pas pour faire partie de la bande. Malgré les mesures de sécurité, un jeune pilote d’ULM pouvait généralement se faire accueillir en cabine par un commandant de navette. Bien entendu, officiellement, cela n’arrivait pas, de même que les enfants étaient tenus éloignés de tous ces cadrans lumineux bizarrement susceptibles de se substituer au show-business quand il s'agissait de faire rêver. Les théoriciens de la vie trouvaient cela si dangereux, depuis l’intérieur du costard situé à l’intérieur de leur bureau. Ils appelaient cela des <em>brèches de sécurité</em>.</p>
<p>Lopez le loser et <em>casino addict</em> suicidaire fit bonne impression à Riad. Sa compétence de pilote sautait aux yeux et il ne faisait aucun doute qu’il savait gérer son poste de pilotage. S’il était européen dans sa légèreté polie et son humour en strates évanescentes, Molly, la copilote, était la <em>cow-girl</em> du cockpit, gamine directe et énergique. Le duo fonctionnait vraiment bien. Riad, hypnotisé par la bonne ambiance, absorbé par la routine de l’atterrissage et toujours abruti par les petits coups douloureux du singe à l’intérieur de son crâne, ne réalisa que plus tard dans la journée, bien après un débarquement sans encombres, qu’un drame n’était pas arrivé.</p>
<p>L’enquête chez Maât lui semblait soudain loin. Les soupçons, irréels. Il aurait voulu boire un verre avec Lopez, lui raconter la théorie invraisemblable échafaudée contre lui et le voir en rire, comme une absolution.</p>
<p>Il n’en ferait rien. Il arrêterait juste de s’acharner contre lui.</p>
<p>À quoi ressemblait Yalta ?</p>
<p>Le singe calma son tambourin. C’était, à coup sûr, une approbation.</p>
<p><br /></p>
<div style="text-align: center;">* * *</div>
<p><br /></p>
<p>Yalta, c’était un peu comme Nice. Moins raffiné, peut-être. Cela semblait à la fois plus riche et, du fait que cela se voyait, plus pauvre. On ne croisait pas tant de limousines à Nice. Pas tant de choses brillantes. Pas de peinture blanche qui n’eût le bon goût de n’être pas tout-à-fait blanche. Tout était plus binaire, ici. Le pas tout-à-fait semblait exclu.</p>
<p>Yalta avait son espèce de promenade des Anglais que Riad baptisa promenade des Russes. Comme ses jambes ne savaient plus où le mener, il s’installa à une terrasse de café de taille industrielle munie de sièges en rotin. Il commanda un cocktail dont il n’avait pas vraiment envie. Un garçon trop bien habillé lui apporta un verre qui devait se vouloir précieux, rempli de façon compliquée. Il fallut payer immédiatement. Riad avait horreur de ça. Le luxe, croyait-il, c’était déjà la confiance.</p>
<p>Le breuvage était sans intérêt.</p>
<p>Le vent se leva, annonçant le déclin du jour. Riad s’aperçut qu’il faisait froid.</p>
<p>Au-delà du muret, la mer tremblante utilisait deux tons de bleu. La luminescence du ciel dessinait le bord des vagues ; autour, régnait une eau bien plus sombre.</p>
<p>Un globe opalescent s’illumina d’orange juste devant lui, comme des centaines sur la promenade. Leur sodium s’échauffa jusqu’à remplacer le jour disparu par un blanc-jaune uniforme.</p>
<p>Riad constata tristement qu’il ne lui restait rien de précis à faire. La lande des années à venir, balayée par le vent, l’effrayait. Au moins l’inexistence d’une menace Lopez faisait-elle qu’il n’aurait pas à souffrir de l’oubli consécutif à une médiatisation qui n’aurait pas loupé.</p>
<p>Au moins, l’existence d’une menace Lopez aurait-elle fait que…</p>
<p>Il fit l’effort de trouver un hôtel avant de s’endormir.</p>
<p><br /></p>
<div style="text-align: center;">* * *</div>
<p><br /></p>
<p>La mélodie électronique vint le cueillir en plein rêve. C’était curieux.</p>
<p>Il attrapa son portable, décrocha plus ou moins volontairement.</p>
<p>« …</p>
<p>— Riad ? »</p>
<p>Riad émit un bruit. Il avait reconnu la voix de Youri.</p>
<p>« J’ai du nouveau sur Lopez.</p>
<p>— Moi aussi, dit le pilote d’une voix d’outre-lit. C’est pas lui.</p>
<p>— Je te réveille ?</p>
<p>— Penses-tu.</p>
<p>— Il n’a pas de famille.</p>
<p>— Si ça fait de lui un terroriste, je le partage avec lui.</p>
<p>— Tu ne comprends pas… »</p>
<p>Non, Riad ne comprenait pas. Il émergeait.</p>
<p>« Les quatre cent mille, continua Youri. S’il se suicide, ils ne servent à rien. N’iront à personne.</p>
<p>— Voilà. C’est ce que je dis. Il ne se suicidera pas.</p>
<p>— C’est exact.</p>
<p>— Ah, tu vois.</p>
<p>— Il va saboter la navette.</p>
<p>— Mais non. Toute cette histoire est idiote. Maât me rejoint ce soir, on prend le premier vol pour Rabat et on oublie l’affaire. On s’est trompé depuis le début.</p>
<p>— Elle n’est pas avec toi ?</p>
<p>— Je suis à Yalta. Elle prend la navette d’aujourd’hui.</p>
<p>— La navette ? Tu la laisses embarquer en sachant que… Quelle heure est-il ? Merde, elle est en train de partir.</p>
<p>— Tout doux. C’est le vol d’hier qui craignait, celui que j’ai pris, Sainte Alice Machin du 25 novembre. Et qui n’a rien eu car Lopez n’est pas le cinglé qu’on croyait.</p>
<p>— En effet, il est bien plus seul qu’on ne le croyait. J’arrive.</p>
<p>— Tu vas faire l’aller-retour pour rien, mon vieux. Il fait trop froid pour se baigner.</p>
<p>— Riad ?</p>
<p>— Ouais…</p>
<p>— Tu veux bien m’avancer un billet d’avion ? Je suis un peu à sec en ce moment. »</p>
<p><br /></p>
<div style="text-align: center;">* * *</div>
<p><br /></p>
<p>« Euh », demanda Largecount à son assistant.</p>
<p>« Monsieur ?</p>
<p>— La rangée devant nous. Côté hublot.</p>
<p>— Monsieur aura reconnu John Lennon.</p>
<p>— Il me semblait bien.</p>
<p>— Il donne un concert demain à Yalta. D’ailleurs, si Monsieur le permet, et puisque Monsieur a dit que je prendrais des vacances, je comptais m’y rendre.</p>
<p>— Faites comme vous voulez. Vous aimez la musique punk ?</p>
<p>— Pop.</p>
<p>— Pop ?</p>
<p>— La musique pop.</p>
<p>— Pop, c’est ça. Et vous avez vu, il est avec son amie chinoise… Comment…</p>
<p>— Japonaise, Monsieur. Yoko Ono.</p>
<p>— C’est ça. »</p>
<p>Quelques mètres devant eux se terminaient les démonstrations de sécurité destinées aux passagers de première classe. C’était le même numéro qu’en <em>éco</em> mais l’hôtesse était plus jolie et mystérieuse, comme sortie d’un vieux film de la nouvelle vague.</p>
</div>
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<hr />
<p>→ <a href="http://blog.pnk.fr/public/pdf/un-singe-sur-les-epaules/Un_singe_sur_les_epaules-0010.pdf">Version PDF</a> (tout depuis le premier épisode)</p>
<p>→ <a href="http://blog.pnk.fr/post/2010/08/03/Un-singe-sur-les-%C3%A9paules-%E2%80%93-Vol-0009">Épisode précédent : vol 0009</a></p>
<hr /> <div class="singe">
<p>Le cul de la bouteille claqua sur la table en bois. Autour de l’étiquette détrempée, le verre était sculpté par la condensation. Youri remercia le patron d’un signe de la main. Il laissa son doigt descendre le long du goulot, récoltant des milliers de gouttelettes en une traînée liquide et compacte qui laissait entrevoir l’ascension nerveuse du gaz emprisonné. Le design des bouteilles de Schweppe’s semblait n’avoir pas changé depuis une centaine d’années.</p>
<p>Youri pensait que certaines marques anciennes, rares, rescapées, agrafaient le temps en tant qu’époque, devenaient la reliure des ans. Les boissons et les condiments semblaient former la caste la plus noble de ces logos touchés par la grâce, ceux qui frappaient la tranche d’épais tomes inachevés. Heinz. Tabasco. Schweppe’s. Peut-être, plus que d’époques, les tomes d’une civilisation.</p>
<p>Le goût même du breuvage semblait issu d’un autre âge, d’un temps plus rude, plus franc.</p>
<p>Il remplit son verre, sentit sur son visage le picotement du liquide vaporisé par l’éclosion des bulles, le goût âcre dans la gorge. L’acidité faisait se rétracter le mucus de ses lèvres et de ses joues en une masse compacte qui roulait sous la langue et qu’il devinait blanche comme une précipitation de tartre. Il hoqueta.</p>
<p>Riad était parti sauver le monde. Maât sauver Riad.</p>
<p>Il faudrait bien qu’il sauve quelqu’un.</p>
<p><em>Tic, tic, tic</em>, tapait la dramaturge.</p>
<p>Youri appela sa femme. Il avait juste un besoin très fort de lui parler de choses banales et rassurantes.</p>
<p><br /></p>
<div style="text-align: center;">* * *</div>
<p><br /></p>
<p>Le plafond était près, ce qui ne la changeait pas beaucoup de ses habitudes. Comme d’habitude, ses jambes l’avaient réveillée.</p>
<p>Après de détestables secondes de désorientation, elle comprit qu’elle n’était pas chez elle et cela s’accompagna, sans qu’elle se l’expliquât, d’une espèce de tristesse infinie. Une détresse qui se fit amorce de panique avant de mourir comme un filament fondu. Elle avait l’impression que c’était lié au rêve qu’elle venait d’oublier, ce qu’elle ne saurait jamais. Ça aussi la rendit triste, quoique d’une autre manière.</p>
<p>Elle savait que d’ici quelques minutes, la douleur serait insoutenable. Comme si on lui tordait les os jusqu’à la rupture, avait-elle un jour expliqué au médecin. À un des nombreux médecins.</p>
<p>Son sac à dos était tassé contre elle dans la capsule du Night Stop. Elle se hâta d’en sortir un cachet de Propitoxyl et de l’avaler.</p>
<p>Deux choses calmaient sa douleur : la stature assise et le Propitoxyl. Deux choses l’aggravaient : les jambes allongées et les coups de flip. Maât trouva le mot de Riad parti pour Yalta, le lut et étouffa un cri tandis que quelque chose semblait vouloir l’écarteler.</p>
<p>Deux mots passèrent entre ses dents serrées.</p>
<p>« Quel con. »</p>
<p><br /></p>
<div style="text-align: center;">* * *</div>
<p><br /></p>
<p>Riad connaissait par cœur la succession de bruits, de mouvements, d’impacts structurels qui accompagnaient un départ.</p>
<p>Quitter Félicité s’apparentait à la lente dérive d’un ferry s’arrachant au port. Les écoutilles étaient fermées, le sas débranché puis les amarres mécaniques déverrouillées. À ce moment, la navette devenait un satellite terrestre autonome. D’abord, elle suivait rigoureusement le mouvement du hub, comme restant attachée. De petits moteurs-fusées commençaient à la pousser doucement, très doucement vers la terre, la faisant lentement décrocher de son orbite. Ce n’est qu’à distance suffisante du hub qu’il devenait possible d’allumer des moteurs plus puissants, crachant la matière expansée de réactions hautement énergétiques. Chacun de ces allumages amorçait un ronflement qui se propageait dans la charpente du vaisseau jusqu’au creux des veines de Riad.</p>
<p>Le décrochage se passa au mieux.</p>
<p>Plus tôt, le message de bienvenue à bord avait été dit par Lopez. Le temps de vol serait de deux heures ; à Yalta, le temps était gris et frais.</p>
<p>« S’il vous plaît », dit-il à une hôtesse. « Pouvez-vous dire au commandant Lopez que le commandant Latif se propose de faire le vol avec son équipage en cabine ? »</p>
<p>Il tendit sa carte d’employé de la compagnie.</p>
<p>Elle sourit comme une hôtesse.</p>
<p>« Entendu, commandant. »</p>
<p>Quel sourire.</p>
<p><br /></p>
<div style="text-align: center;">* * *</div>
<p><br /></p>
<p>Maât tournait en rond. Non selon un cercle mais sur elle-même, roulée en boule, en suspension autour d’un axe invisible qui coupait le couloir en son centre.</p>
<p>Les effets combinés de l’apesanteur et du Propitoxyl étaient terribles. Elle se sentait dissoute dans l’univers, au point que la densité de son être était quasiment nulle, au contraire de son étendue qui était absolue. Elle s’enroulait autour des étoiles massives comme un drap autour d’un fantôme. Se sentait baignée dans le doux flux des neutrinos. La masse manquante la frôlait en nappes obscures. Son existence n’était plus que reptilienne, tout en perceptions primitives, piquetée d’effondrements stellaires et d’explosions de supernovae.</p>
<p>L’expérience la plus proche qu’elle eût vécue étaient les cours au temps du collège. La même dissolution de l’esprit, le même abandon de ses fonctions cognitives supérieures, la même résignation à n’être plus qu’un paquet d’être désordonné, une solution de concentration minimale. La même impuissance consentie.</p>
<p>Le même sentiment d’inutilité.</p>
<p>Le vol 8028 était parti avec Riad et elle ne pouvait rien y faire. Au moins, au collège, pouvait-elle jouer à Megaman sur son téléphone.</p>
</div>
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<hr />
<p>→ <a href="http://blog.pnk.fr/public/pdf/un-singe-sur-les-epaules/Un_singe_sur_les_epaules-0009.pdf">Version PDF</a> (tout depuis le premier épisode)</p>
<p>→ <a href="http://blog.pnk.fr/post/2010/07/29/Un-singe-sur-les-%C3%A9paules-%E2%80%93-Vol-0008">Épisode précédent : vol 0008</a></p>
<hr /> <div class="singe">
<p>Il était retourné boire. Un nombre indéterminé de whiskys et un temps incertain s’étaient écoulés. Le barman était finalement parvenu à couper cette fuite majeure de vie, non sans avoir usé d’un certain nombre de vannes vouées à fermer le clapet des épanchements de son client. Comme il n’avait pas l’âme à ratiociner face à cet être peu coulant, Riad se décida à regagner la morgue — la veille, face aux agencements géométriques des portes des capsules du Night Stop, il avait pensé l’appeler « la ruche » puis avait trouvé que « la morgue » correspondait bien mieux à la tristesse et à la léthargie des lieux.</p>
<p>Il la trouva à l’accueil, à côté de l’automate de réservation et de la machine à boissons, arrimée à une des nombreuses barres de maintien, indispensables en apesanteur, qui couraient le long des parois en composite gris. Sa tenue elle-même était gris clair, une combinaison en toile comme celle des mécanos. Le néon circulaire qui grésillait au-dessus de sa tête lui donnait un air d’ange détraqué.</p>
<p>Quand elle l’aperçut, elle sourit béatement.</p>
<p>« Maât ? » dit Riad.</p>
<p>Il ne se sentait pas très bien. Il avait trop de molécules étrangères dans les veines. Les choses lui échappaient. C’était l’objet de sa soirée, se défaire de tout ce qui tournait dans sa tête. Maintenant, sa tête tournait autour de rien et il aurait voulu reprendre le contrôle, pouvoir gérer l’imprévu. L’atmosphère bourdonnait ; sans doute l’air conditionné.</p>
<p>« Oui… » répondit la jeune fille en laissant s’allonger la voyelle et sans cesser de sourire. « C’est exactement moi… »</p>
<p>Ses paroles étaient éthérées, les sons ne retombaient pas. Sa voix semblait différente.</p>
<p>« Qu’est-ce qui nous vaut le plaisir de te… »</p>
<p>Il butait sur les mots.</p>
<p>« … de ta présence ? Ici ? »</p>
<p>C’était un désastre. Ses lèvres étaient engourdies, sa langue une espèce d’intrus dans sa bouche. Ses idées hoquetaient. Sa mémoire fuyait.</p>
<p>Elle écarquilla les yeux, hilare.</p>
<p>« Tu as bu ? »</p>
<p>Elle avait chanté ces mots, chacun imprégné d’une tonalité propre.</p>
<p>Riad éructa une réponse inintelligible, comme le court grognement d’indignation d’un animal contrarié.</p>
<p>« Tu t’es droguée ? dit-il comme il put.</p>
<p>— Tu n’as rien remarqué ? souriait-elle.</p>
<p>— T’es complètement détraquée. »</p>
<p>Toujours en chantonnant selon des règles harmoniques venues d’ailleurs :</p>
<p>« Tu n’as rien noté d’autre ? »</p>
<p>Riad bloqua. Trop de questions. Elle le regardait en dodelinant lentement de la tête et avec un sourire qui évoquait de plus en plus à Riad celui d’une handicapée de la caboche…</p>
<p>Oh, bon sang. Handicapée.</p>
<p>« Ton fauteuil ? Tu peux bouger les jambes ? »</p>
<p>Elle hocha la tête.</p>
<p>« L’apesanteur ? » dit-il.</p>
<p>Elle secoua la tête. Elle parlait lentement et doucement :</p>
<p>« Non. Sur terre aussi, je marche. Mais la douleur est terrible ! Alors pour me lever, je prends, je prends, je prends, des médicaments. Des médicaments calmants. J’en prends, j’en prends, c’est marrant. Elle flottait entre les parois.</p>
<p>— Ah… Pas un peu forcé la dose ?</p>
<p>— Si. C’est marrant. »</p>
<p>Ils restèrent silencieux un moment.</p>
<p>Elle se propulsa jusqu’à un tout petit hublot juste à côté de lui par où elle regarda la terre. Son sourire idiot disparut et laissa place à un visage de gosse bluffé par un tour de magie d’adulte.</p>
<p>« Pourquoi tu es venue ? Il eut un haut-le-cœur.</p>
<p>— Venue, venue, venue. Aider, aider, aider.</p>
<p>— Aider quelqu’un que tu connais à peine…</p>
<p>— Es-tu animé de mauvaises intentions ? » dit-elle dans une indignation feinte, aussi artificielle que les principes actifs de son Propitoxyl en cachets.</p>
<p>Il s’était rapproché pour voir la terre et leurs épaules s’étaient frôlées. En cet instant, il aurait tant aimé répondre par l’affirmative.</p>
<p>Il savait son esprit plus embrouillé que jamais. Il savait son diaphragme sur le point d’exercer une pression réflexe sur l’estomac. D’une trop vigoureuse détente, il se projeta dans les toilettes attenantes où il s’ouvrit l’arcade avant de vomir dans le système à aspiration.</p>
<p>Une nuée de petites sphères rouges constellaient l’air devant sa tête, lentement aspirées à leur tour.</p>
<p><br /></p>
<div style="text-align: center;">* * *</div>
<p><br /></p>
<p>À son réveil, le singe de la dramaturge lui tirait les cheveux et exerçait toutes sortes de pressions douloureuses sur son crâne. Peut-être qu’il lui avait aussi déféqué dans la bouche, vu les saveurs macabres qui s’y exprimaient.</p>
<p>Riad entama une grimace qui n’allait pas le quitter de la journée. Il se rappelait vaguement tout jusqu’à l’apothéose douloureuse dans les toilettes. Il lui manquait l’étape où on l’avait conduit à l’hosto et il n’avait aucun souvenir qu’on lui eût fait des points de suture.</p>
<p>Une perfusion épuisée lui fit penser à un organe mort et desséché. Il la débrancha, se leva, accentua sa grimace lorsque le singe invisible joua du tambourin sur ses tempes.</p>
<p>Il s’expliqua confusément à une infirmière, fut conduit à un docteur qui l’examina et on le laissa sortir. Le 25 novembre était finalement arrivé, Lopez allait faire son vol direct pour <em>nowhere</em>. Et Riad ? Les convulsions douloureuses de son cerveau l’empêchaient de toute façon d’y réfléchir. Même, plus il essayait, plus elles l’en dissuadaient.</p>
<p>« Tu t’amuses bien ? » dit-il au singe avec une voix de laryngectomie.</p>
<p>En guise de réponse, le primate lui cogna l’occiput en rythme à un endroit où ça faisait très mal, en parfait synchronisme avec son cœur.</p>
<p>« Je sais plus très bien si t’es sur ou dans ma tête, ni si t’es là pour me protéger ou m’emmerder… »</p>
<p>Il repensa à la dramaturge. Il eut envie d’entendre son <em>tic tic tic</em>, de humer l’odeur du sable chauffé à blanc et la vapeur du thé. Envie d’un saut en parachute depuis la jetée.</p>
<p>Surtout, il aurait voulu lui rendre son primate imaginaire mal élevé.</p>
<p>Faute de trouver mieux à faire, Riad réserva une place sur le SW8028 qui partait deux heures plus tard. Il se demanda qui, de Lopez ou de lui, était le plus suicidaire.</p>
<p>En voulant récupérer ses affaires dans la capsule du Night Stop, il y trouva Maât endormie qui avait dû lui taxer sa clé. Il lui laissa un mot et de quoi prendre le vol du lendemain pour Yalta.</p>
<p>Il chassa quelques pensées désagréables avant qu’elles ne se forment complètement.</p>
</div>
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<hr />
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<hr /> <div class="singe">
<p>Dans la chambre 11 du Felicity Hyatt Interorbital, Hubert Dimitri Largecount IV ne trouvait pas le sommeil. Il se leva jusqu’au hublot hémisphérique qui occupait le tiers du mur et ouvrit le rideau, révélant un espace plus noir encore que l’obscurité de la pièce, soudain plus profonde, comme aspirée. Il attendit la Terre.</p>
<p>Cette section du hub était en rotation permanente pour créer une force d’attraction. Une gigantesque essoreuse, se dit Largecount. Le sol de la chambre était donc dirigé vers l’immensité intersidérale tandis que dix étages au-dessus de sa tête s’étirait l’axe principal de Félicité. Il fallait imaginer l’hôtel Interorbital comme deux pales longues et fines tournant autour de cet axe. Sa forme longiligne en faisait la seule structure de Félicité à posséder une gravité correcte, au moins aux extrémités, et des hublots tournés vers l’espace.</p>
<p>La Terre apparut et glissait lentement de haut en bas. À cette altitude, elle était gigantesque et occupa bientôt tout le champ de vision.</p>
<p>C’est un mystère, pensa Largecount, que parmi les spectacles de la nature, celui-ci nous émeuve plus que tout autre et qu’aucun écran de cinéma ne sache retransmettre le dixième de cette émotion. Il faut l’éprouver pour le comprendre. Non, pas comprendre, c’est trop d’orgueil. Pour ressentir. Peut-être est-ce simplement la seule vision que nos ancêtres n’ont pas eu le temps d’imprimer dans nos gênes. La seule qui nous frappe jusque dans nos agencements cellulaires pas préparés. Et le bonheur qu’elle nous procure ne peut qu’être interprété comme une approbation venue de la nuit des temps. Notre espèce nous dit qu’elle veut du nouveau, pensa Largecount. Ou bien, plus loin encore, quelque chose nous dit que toutes les espèces veulent du nouveau.</p>
<p>La Terre disparaissait en bas de son champ de vision et la surface transparente qui le séparait du néant le plus total ne montrait plus que ce néant le plus total.</p>
<p>La forme hémisphérique du hublot était celle qui résistait le mieux à la différence de pression, bien mieux qu’une surface plane. Comment Largecount savait-il cela ? N’avait-il pas possédé une usine qui en fabriquait ? Ou bien était-ce Bouisson ? Impossible de s’en souvenir.</p>
<p>Il s’habilla et se dirigea vers le bar.</p>
<p><br /></p>
<div style="text-align: center;">* * *</div>
<p><br /></p>
<p>Riad ferma la porte de sa capsule. Le bar de l’Interorbital était ouvert 24/24, offrait une superbe vue sur le vide, donnait l’impression au client d’être important et était horriblement cher. En cet instant, c’était tout ce qu’il lui fallait.</p>
<p>Dans les couloirs interminables du hub, il se laissa conduire par les panneaux, se propulsant, en apesanteur, d’arceau en arceau, jusqu’aux portes en verre fumé.</p>
<p>Le bar n’était pas particulièrement spacieux mais définitivement luxueux, version internationale : tons gris et bruns, beaucoup de verre, beaucoup de brillant, éclairages ponctuels. Les tables, serrées, étaient agencées comme autant d’<em>endroits</em> différents. Les miroirs et cloisons sombres voulaient combattre la claustrophobie. Même pour un hôtel de luxe, dans l’espace, l’espace semblait si précieux. Riad aima cette pensée.</p>
<p>Il s’assit directement au comptoir et commanda un double whisky glace. Malgré son insomnie, il était assoupi ; son corps lui semblait froid, un peu mort, comme ses pensées. Il n’avait pas soif et l’idée de passer une heure à écouler lentement son bourbon sec lui convenait parfaitement.</p>
<p>Le seul autre client occupait une table collée à un hublot qui semblait absorber son regard. L’homme, assez corpulent, se retourna vers Riad. Chacun salua poliment l’autre d’un léger hochement de tête. Riad se détourna vers son whisky. Les glaçons produisaient des reflets d’or dans le breuvage cuivré.</p>
<p>« Nous pouvons nous ignorer pendant une heure comme les parfaits inconnus que nous sommes. Vous parlerez à votre whisky en regardant les bouteilles, moi à mon cognac en regardant la Terre passer cent fois et chacun de nous se demandera ce qu’il fout ici. »</p>
<p>Riad se retourna à nouveau vers l’homme qui continua.</p>
<p>« Venez donc vous asseoir. Au pire, nous nous insupporterons. En attendant, vous faites une tête à vouloir vous flinguer et avec tous ces hublots, j’aimerais autant que vous ne le fassiez pas ici. »</p>
<p>Au pire, ce type est un gros con, se dit Riad qui descendit de son tabouret et se dirigea vers la table son verre à la main. Il s’assit. Deux solutions : ou on se dérange ou on méprise.</p>
<p>« Vous n’y êtes pas du tout, dit-il. Perdre la vie m’ennuierait plus qu’un peu.</p>
<p>— Tant mieux. Je m’appelle Hubert Largecount.</p>
<p>— Riad Latif, dit-il après un moment. »</p>
<p>Pendant une minute, ils regardèrent la Terre passer sans dire un mot. Riad porta son verre à ses lèvres. Largecount l’imita.</p>
<p>« Je lui trouve comme un goût de pomme. D’où êtes-vous, monsieur Latif ? »</p>
<p>Riad tendit la main vers le hublot. Ils survolaient l’Afrique équatoriale. Il visa le nord du continent.</p>
<p>« Par-là… Le Maroc.</p>
<p>— C’est un beau pays. J’y allais en vacances. »</p>
<p>Il parlait sans décrocher son regard de l’arc de Terre qui fuyait inexorablement.</p>
<p>« Je suis américain. Je ne sais plus combien de sociétés je possède ni combien de salaires je verse. Je ne sais même plus ce qu’elles produisent. Pourquoi êtes-vous ici, monsieur Latif ? »</p>
<p>Largecount lui jeta un regard rapide en disant ça.</p>
<p>« Je… »</p>
<p>Il ne pouvait pas le dire. Pour empêcher un type de se bazarder avec sa navette.</p>
<p>« Je ne pouvais pas dormir. Vous savez comment c’est. C’est la nuit qu’on fait le point sur les choses. Mais on ne peut pas vraiment parler de nuit, ici. Dès qu’on s’éloigne de la Terre, le temps commence à disparaître.</p>
<p>— Effectivement », dit Largecount.</p>
<p>La Terre apparaissait à nouveau.</p>
<p>« Je ne sais plus, monsieur Latif, pourquoi je fais tout ça. Voyez-vous, je ne me rappelle pas m’être amusé récemment. Je ne me rappelle pas avoir ri ou… (il désigna Riad) … avoir eu une discussion avec quelqu’un sans parler d’acheter quelque chose. Alors pourquoi ? Vous avez un métier ?</p>
<p>— Je suis pilote.</p>
<p>— Oh ? Avions ?</p>
<p>— Navettes.</p>
<p>— Extraordinaire. Quelle vie ! Ça va vous paraître indécent de la part de quelqu’un qui a tout mais je vous envie terriblement. Enfin… J’imagine que cet air sombre que vous portez a ses raisons. »</p>
<p>Ils ne dirent rien. Quelques minutes flottèrent. Riad fixait son verre, Largecount le hublot ou ce qu’il y avait derrière.</p>
<p>« Monsieur Largecount. J’ai un ami qui s’appelle Ed Zatke…</p>
<p>— Le sculpteur ? Je lui ai acheté quelques œuvres pour ma fondation. Enfin, je crois.</p>
<p>— Parfait, je peux donc sauter directement à la conclusion. Si vous devez envier quelqu’un, songez plutôt à lui. »</p>
<p>Riad avait trop bu. Il avait soudain envie de tout déballer. Ses passagers qu’il ne croisait jamais. Le suicide à venir d’Adolfo Lopez. Les plans de vol qui réglaient sa vie dans l’espace et dans le temps. Les types comme Youri qui galéraient parce que les gens sympa sont toujours ceux qui se font avoir. Et, pourquoi pas, le singe de la dramaturge, le Gaslo-Fiklomar au plafond de son salon climatisé, les Aristochats dans les chiottes, la hacker en fauteuil roulant et les débris du vol 9112.</p>
<p>« Monsieur Latif, dit Largecount d’une voix plus inquiète, que ruminiez-vous au bar devant votre whisky ? »</p>
<p>Riad regardait son verre. Largecount dit :</p>
<p>« Je sais ce que vous pensez. Nous avons trop bu. Vous avez raison. Il se leva, tituba un peu. Je ne sais même pas quand part mon vol pour Yalta. »</p>
<p>Riad sursauta et agrippa les accoudoirs. Il avait l’impression que son fauteuil se dérobait.</p>
<p>« Vous ne vous sentez pas bien ? » dit Largecount.</p>
<p>Riad le regarda.</p>
<p>« Vous allez à Yalta ?</p>
<p>— Oui, sourit Largecount. Chez des amis. Mes premières vacances depuis… enfin, vous savez. Pourquoi ?</p>
<p>— Rien. Je crois que je vais rester assis un moment. Je supporte moins bien l’alcool en atmosphère pressurisée. »</p>
<p>Largecount lui serra la main et s’en alla d’une démarche lente jusqu’à la porte en verre fumé.</p>
<p>Riad se souvenait extrêmement bien ce qu’il avait dit, ce soir-là, chez Maât, après être sorti du commissariat.</p>
<p>« En supposant que la date de l’attentat soit codée quelque part dans le message, où peut-elle être ? <em>Présence cible SW8028 confirmée. OK opération Alice. Moitié doit être versée.</em></p>
<p>— Tous les tests de stéganographie ont dit : nulle part ! » avait dit Maât.</p>
<p>C’est Youri qui avait juste dit :</p>
<p>« Alice ?</p>
<p>— Quoi, Alice ? avait dit Maât.</p>
<p>— Je ne sais pas. C’est le seul mot qui n’a aucun sens pour nous.</p>
<p>— Supposons, avait dit Riad, car c’est la mode quand il s’agit de balancer des engins volants, qu’on ait affaire à des extrémistes religieux.</p>
<p>— Des catholiques ? avait dit Youri.</p>
<p>— Supposons. Et supposons qu’Alice corresponde à une fête religieuse. Tu peux chercher ça, Maât ? Ce sont les jeudis et vendredis qui nous intéressent, le SW8028 ne vole pas les autres jours. »</p>
<p>Bien sûr qu’elle avait pu.</p>
<p>« On a la sainte Adélaïde le jeudi 16 décembre.</p>
<p>— Adélaïde ?</p>
<p>— Même racine.</p>
<p>— Ça nous laisserait presque un mois, avait dit Youri.</p>
<p>— C’est pas tout, on a la bienheureuse Alix Le Clerc le 9 janvier mais c’est un dimanche. Par contre, on a une Alice tout aussi bienheureuse le jeudi 25 novembre. »</p>
<p>Ils avaient échangé des regards désemparés.</p>
<p>« Ça nous laisse quatre jours, » avait dit Riad.</p>
<p>Il avait immédiatement réservé un billet pour Félicité.</p>
<p>Le surlendemain, il partait. Quoi faire, il n’en avait pas la moindre idée.</p>
<p>Dans le bar de l’Interorbital, il prit une grande inspiration, se leva d’un bond et courut après Largecount. Qui avait disparu.</p>
</div>
<p>→ <a href="http://blog.pnk.fr/post/2010/08/03/Un-singe-sur-les-%C3%A9paules-%E2%80%93-Vol-0009">Épisode suivant : vol 0009</a></p>Un singe sur les épaules – Vol 0007urn:md5:8ad1983adac028674d80fbc76cb247062010-07-22T08:00:00+02:002010-07-28T19:25:58+02:00ACÉcriturefictionromanrécitUn singe sur les épaulesécritureépisode<p>Où l'on fait plus ample connaissance avec Maât et, toujours, Riad. Et où la menace se profile.</p>
<hr />
<p>→ <a href="http://blog.pnk.fr/public/pdf/un-singe-sur-les-epaules/Un_singe_sur_les_epaules-0007.pdf">Version PDF</a> (tout depuis le premier épisode)</p>
<p>→ <a href="http://blog.pnk.fr/post/2010/07/14/Un-singe-sur-les-%C3%A9paules-%E2%80%93-Vol-0006">Épisode précédent : vol 0006</a></p>
<hr /> <div class="singe">
<p>La navette filait et vibrait quelque part entre l’air et le vide. Elle exigeait de Riad qu’il fermât les yeux, qu’il se fît foetus dans la matrice de matériaux composites. Il sentait son être fondre pour mieux s’écouler à travers les interstices de l’univers, jusqu’à tout englober. Le passage de l’hôtesse ne l’extirpa pas de ses rêveries. Il repensait à la deuxième soirée chez Maât.</p>
<p><br /></p>
<p>Dans la lueur des écrans, la hacker avait confirmé les craintes de Riad. Le mail qu’il avait reçu était destiné à Adolfo Lopez, commandant de bord chez Skyway.</p>
<p>La jeune fille avait expliqué :</p>
<p>« Voici la liste alphabétique des pilotes de la compagnie. Pas publique mais facile à trouver. »</p>
<p>Youri eut un sourire ou c’est ce qu’il sembla à Riad.</p>
<p>« Les adresses sont formatées <em>nom point prénom</em> puis le domaine Skyway », continua Maât. « C’est standard. Je balance une expression de substitution… »</p>
<p>Elle tapa une commande absconse.</p>
<p>« J’obtiens sans me faire chier la liste des adresses. Ton nom, Latif, est juste avant Lopez. L’expéditeur a pris les deux sans faire gaffe.</p>
<p>— Mais qui c’est, l’expéditeur ? » dit Riad.</p>
<p>Elle n’en savait rien. Il était passé par un <em>anonymizer</em>, un service qui expurgeait les communications de toute information personnelle. Ou, comme disait Maât : les adresses étaient remplacées par des données à la con.</p>
<p>Elle avait montré à Ryan à quoi ressemblait le mail « à l’intérieur ». Un tas de données techniques précédaient le contenu proprement dit.</p>
<p>« Tu vois, ces adresses, là, là et là ont été niquées. Et certaines lignes ont giclé.</p>
<p>— Alors, pour le démasquer, c’est sans espoir ? »</p>
<p>Elle s’était tournée vers lui, l’air un peu hébété. Puis son visage avait entièrement laissé place à un grand sourire parfaitement heureux.</p>
<p>« Non ! Jamais sans espoir. Information égale espoir. Information manquante égale information. Mille façons pour une information d’être manquante. Regarde. Ces adresses ont été brouillées d’une façon particulière. Pourquoi ? Cette ligne n’a pas été virée. Pourquoi ? »</p>
<p>Les hackers étaient une communauté organisée. Les services se rendaient en prévision ou en remboursement d’un autre. Maât avait confié le message à un spécialiste des <em>anonymizers</em>, pour analyse.</p>
<p>« J’aurai les résultats d’ici un jour ou deux. »</p>
<p>Riad était déçu. Il n’avait encore rien appris d’intéressant. L’odeur du lieu l’entêtait, une odeur en partie humaine, en partie de câbles neufs et de plastique chaud.</p>
<p>« Fais pas cette tête », dit Maât d’un ton un peu moqueur, comme elle aurait consolé un gamin. « J’ai gardé le meilleur pour la fin, le destinataire. Notre Lopez est un gros nul. Il laisse ses mots de passe n’importe où, quand il n’utilise pas sa date de naissance. Il m’a suffi de quelques heures pour constituer un bon dossier. »</p>
<p>Riad et Youri se rapprochèrent imperceptiblement d’elle, comme pour ne pas risquer qu’un mot s’échappe sans qu’ils l’attrapent.</p>
<p>« C’est aussi un gros nul dans la vie. Truffé de dettes jusqu’au trou de balle. Grande villa moche à Madrid, non mais regardez-moi ces colonnades, si c’est pas du gros complexe. Trois ou quatre belles et grosses voitures, un petit avion privé dans un aérodrome. Détenteur d’une quantité astronomique… »</p>
<p>Elle fit défiler quelques pages à l’écran.</p>
<p>« … d’actions de la… Sudanese Earth Energy Company. Quelle idée. Valeur quelques centaines de milliers d’euros à l’achat, moins de deux mille aujourd’hui. Le clou : cent trente mille en dettes de jeu. Et notre Adolfo continue à fréquenter les casinos. Auto-destructeur et imprudent, le bonhomme, j’aimerais pas être sur ses vols.</p>
<p>— Besoin d’argent », pensa Youri à voix haute. « Ou d’en finir.</p>
<p>— Rien d’autre ? demanda Riad à Maât.</p>
<p>— Oh, si. Elle marqua une pause. Un dépôt de quatre cent mille tombé aujourd’hui sur son compte andorran. »</p>
<p>Tous avaient à l’esprit les derniers mots du mail : <em>Moitié doit être versée.</em></p>
<p>Moitié, donc, déjà versée.</p>
<p><br /></p>
<p>Dans la navette pour Félicité, Riad repensait à cette soirée et aux journées suivantes passées chez Maât, QG improbable de leur bande d’agents amateurs.</p>
<p>À moitié assoupi dans la lumière intérieure trop blanche, engourdi par les vibrations des moteurs, affalé sur l’appuie-tête, il perdait son regard dans le hublot où défilait une nuit noire faite parfois de la lumière lointaine et silencieuse d’un autre appareil.</p>
<p><br /></p>
<div style="text-align: center;">* * *</div>
<p><br /></p>
<p>Dans son sarcophage du Night Stop, le capsule-hôtel de Félicité, Riad ne s’endormait pas.</p>
<p>Depuis le sac de couchage qui, en micro-gravité, lui empêchait d’aller se fracasser le crâne contre l’écran de télé, il revoyait la suite du film des jours passés, le regard perdu bien au-delà de l’autocollant <em>Pay-Per-View 3D Adult Movies</em>.</p>
<p>Le surlendemain du jour où il avait chanté les Aristochats dans l’acoustique des pissotières et découvert un terrier de hacker aménagé dans un garage, ils avaient démêlé l’essentiel de la situation, entassés dans ce terrier et munis d’un stock de pizzas.</p>
<p>Résumé des épisodes précédents : un commanditaire encore inconnu prend connaissance de la situation financière désespérée d’Alfonso Lopez. Il lui propose une forte somme d’argent, à la hauteur d’un travail très particulier. Le pilote a déjà tiré un trait sur sa vie qu’il passe désormais à attendre les huissiers sans trop savoir s’il utilisera sa kalach’ sur eux ou sur lui. Sa famille ne se doute de rien. Lopez ne supporte plus la situation, il ne croit pas que se présentera à nouveau une occasion pareille de se racheter. Il accepte la mission suicide contre le paiement de ses dettes.</p>
<p>« L’être humain développe des raisonnements vraiment foireux quand il est poussé dans ses derniers retranchements », avait dit Youri.</p>
<p>SW8028, le numéro de vol mentionné dans le mail, c’était le Skyway bihebdomadaire Félicité-Yalta.</p>
<p>« Il faut prévenir les flics, avait dit Riad. C’est trop pour nous, on ne connaît pas la date du vol, ça pourrait être celui de demain. »</p>
<p>Ils avaient prévenu les flics et ça n’avait pas été le vol du lendemain.</p>
<p>Riad fut entendu à de multiples reprises. Maât fut laissée en dehors des dépositions ; elle était recherchée pour divers crimes informatiques.</p>
<p>Et puis Riad était sorti une dernière fois du commissariat. Des gens travaillaient sur le dossier ; lui n’était à nouveau qu’un commandant de bord en congé prolongé. L’espace d’un instant, il revit les débris du vol 9112 érodés par le sable. Le chergui se leva, ébouriffant ses cheveux. Tiens, pensait-il, tu es revenu. Il traversa la rue avec le singe invisible de la dramaturge sur les épaules. On va pas s’en tenir à ça, hein ?</p>
<p>Le soir même, ils s’étaient retrouvés chez Maât avec des pizzas, rejoints par Youri qui avait de plus en plus de mal à convaincre sa femme que toutes ces absences n’étaient nullement sexuelles.</p>
</div>
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<hr /> <div class="singe">
<p>C’était une porte de garage, le modèle métallique qui coulisse vers le haut, un peu cabossée, peinte, repeinte, sale, au pied d’une façade gigantesque tant en largeur qu’en hauteur.</p>
<p>L’immeuble semblait constitué de générations successives de logements et de bureaux en béton superposés ou juxtaposés, ou les deux, au fil du temps.</p>
<p>De la rue étroite, écrasée par la construction, était montée assez de fumée urbaine pour tout griser, un gris mat, foncé, presque noir par endroits, qui absorbait la lumière et laissait deviner, plus que voir, les multiples décrochements et bordures entre étages, sections, les conduits apparents, renforts, poutrelles, corniches au profil carré ou semi-circulaire, bordures de fenêtres qui diffusaient la lumière jaunie de l’intérieur. Le souffle du chergui se heurtant à la façade et plongeant dans la rue faisait siffler le moindre poteau sur son passage. Venues d’ailleurs, des odeurs épicées passaient par paquets.</p>
<p>Riad vérifia encore l’adresse et s’approcha de la porte de garage. Aucune poignée, aucun mécanisme d’ouverture n’était visible. Ni sonnette, ni bouton. Au-dessus de sa tête zinzinulaient les ailettes d’un bloc de climatisation.</p>
<p>Il voulut frapper à la surface écaillée et n’avait pas encore bougé la main qu’un déclic se fit entendre. La porte s’éleva d’un mètre. Derrière, un homme dont il ne voyait que les jambes se tenait sur un sol de ciment peint. Youri, dont la voix lui dit de se dépêcher.</p>
<p>Riad soupira silencieusement et s’accroupit. Lorsqu’il hésita à franchir le seuil par peur que le singe invisible de la dramaturge, juché sur ses épaules, ne se mange la porte, il s’insulta intérieurement et s’engagea à genoux, pris d’un désagréable sentiment d’infériorité.</p>
<p>Alors que Youri refermait la porte, Riad examinait les lieux. La lumière faible et la quantité de choses ne lui permettaient pas de vraiment comprendre l’agencement du local. Celui-ci faisait peut-être la superficie d’un garage, quelque chose comme deux fois la largeur et deux fois la longueur d’une voiture.</p>
<p>L’essentiel lui restait caché, formant une obscurité complexe faite de strates, de niches, de passages et de recoins. Le sol était presque entièrement occupé par un aménagement dense qui ne laissait qu’un couloir sinueux pour se déplacer. Une tanière, pensa Riad. Çà et là, des diodes rouges ou vertes luisaient, soulignant le contour de quelque objet d’une brillance colorée. Des demi-niveaux, presque des conduits, semblaient praticables pour qui voulait ramper sur le dos de grandes malles, entre des étagères supportant cartons bien rangés et appareils d’où partaient, accrochés à des tubes et montants, des faisceaux de câbles qui matérialisaient les trois dimensions de l’espace.</p>
<p>Les yeux de Riad s’habituaient. Une lueur diffuse émanait du fond. Des écrans, il supposait.</p>
<p>« Viens, » dit Youri en s’enfonçant dans la structure.</p>
<p>Riad pouvait maintenant voir les écrans et la silhouette assise devant. Ses contours se découpaient en contre-jour, si bien qu’il était incapable de savoir si elle était tournée vers eux ou vers les moniteurs. Le bruit d’un clavier le renseigna.</p>
<p>« Riad, dit Youri, je te présente Maât. »</p>
<p>Alors que le siège se retournait, les tubes d’inox étincelèrent sous la lumière bleutée des surfaces organoluminescentes. Sur le fauteuil roulant se trouvait une jeune fille dont, malgré l’obscurité, il aima immédiatement les traits. Elle lui tendit la main en souriant, un sourire net et franc.</p>
<p>« Excuse le désordre. »</p>
<p>En fait de désordre, malgré l’encombrement, Riad avait rarement vu un endroit aussi méticuleusement rangé. Il distinguait désormais un lit suspendu accessible par un passage en hauteur, ainsi que, dans une alcôve basse, un réchaud, un évier et, au fond, un rideau qu’il imagina dissimuler des toilettes. Maât vivait dans ce garage.</p>
<p>« Enchanté, dit Riad qui trouva que ça sonnait terriblement mal.</p>
<p>— Prenez des tabourets. Attrapez-les là-haut. »</p>
<p>Elle désigna un espace dans la structure tubulaire. Riad constata qu’elle portait un treillis anthracite et un t-shirt multicolore.</p>
<p>« On a du boulot, les gars. Genre sérieux. »</p>
</div>
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<p>→ <a href="http://blog.pnk.fr/public/pdf/un-singe-sur-les-epaules/Un_singe_sur_les_epaules-0005.pdf">Version PDF</a> (tout depuis le premier épisode)</p>
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<hr /> <div class="singe">
<p>« Monsieur prendra la navette jusqu’au hub Félicité où il passera deux jours à l’hôtel Interorbital qui dispose d’une gravité tout-à-fait correcte et dont les chambres ont de grands hublots. J’enverrai à Monsieur le détail de ses rendez-vous directement sur sa tablette. Puis Monsieur prendra la navette en vol direct pour Yalta International. Monsieur passera cinq jours chez le professeur Geert avant de rentrer par son jet privé. J’accompagnerai Monsieur, évidemment.</p>
<p>— Parfait, euh… Parfait, se rattrapa Hubert Largecount. Ça fait une éternité que je n’ai pas vu ce bon vieux Geert et son épouse. Pourrez-vous essayer de savoir leurs prénoms ? J’ai peur qu’ils ne m’aient échappé.</p>
<p>— Le professeur Geert s’appelle Hermann, Monsieur. Pour son épouse, je vais me renseigner. Si je peux me permettre, Monsieur, il faut accorder de l’attention à ses amis, c’est précieux.</p>
<p>— Comme vous avez raison. Il reste des choses précieuses qui m’échappent. Au fait. Où en sommes-nous du rachat du joaillier… Comment, déjà ?</p>
<p>— Loomis, Monsieur. Il est à nous.</p>
<p>— Bon sang, ça a été facile. Et les juristes qui annonçaient des mois de négociations. Je n’ai pas besoin de tous ces gens-là qui me coûtent une fortune. Il faut réduire l’équipe juridique.</p>
<p>— C’est que, Monsieur, c’est sans doute grâce à eux que cela a été si rapide.</p>
<p>— Je me moque de la vitesse, la certitude me suffit. De toute façon, je verrai ça avec la directrice des R. H. Madame…</p>
<p>— … Wellington…</p>
<p>— Wellington. Et puis, qu’est-ce que vous avez, vous, à toujours vouloir garder tout le monde ? Vous avez eu du chômage, dans la famille ?</p>
<p>— Que Monsieur n’oublie pas qu’il a rendez-vous dans un quart d’heure pour sa laryngoscopie. »</p>
<p>Largecount se dit qu’il avait décidément trop de juristes et de médecins.</p>
<p><br /></p>
<div style="text-align: center;">* * *</div>
<p><br /></p>
<p><em>« The son of a bitch is here. I saw him. I’m gonna get him. »</em></p>
<p>Gene Hackman explorait le crématorium abandonné.</p>
<p><em>« Son of a bitch. »</em></p>
<p>C’était le signal. Dommage. Bon film.</p>
<p>Dans l’obscurité du cinéma, Riad s’arracha à la mollesse du siège pour gagner les toilettes aussi discrètement que possible.</p>
<p>Derrière les portes à hublots, la lumière blanche grésillait et heurtait les bords de carreaux prêts à se détacher. Il entra dans le cabinet libre et en verrouilla la porte.</p>
<p>Youri en faisait toujours trop. Ça avait le mérite d’être amusant, d’une certaine façon.</p>
<p>L’air, c’était un vieux truc, entre eux deux. Voyons, ça faisait quoi, déjà… <em>Tout le monde veut devenir un cat</em>…</p>
<p>Riad siffla en suivant les paroles dans sa tête.</p>
<p>Des sifflements résonnèrent en réponse dans le contreplaqué du cabinet voisin.</p>
<p>… <em>Parce qu’un chat quand il est cat retombe sur ses pattes</em>, pensa Riad simultanément.</p>
<p>Une bouffée d’odeur d’urine le fit grimacer. Son univers se froissait un peu plus. On pouvait évoquer les Aristochats dans les chiottes puantes d’un cinéma et aucun courroux divin ne venait vous foudroyer d’avoir souillé la pureté de l’enfance, ou un truc dans le genre.</p>
<p>Effectivement, à part Youri qui lui tendait un petit papier sous la paroi, personne n’avait rien à cirer des Aristochats, ni qu’on les eût chantés dans des gogues, un bordel ou un charnier. Riad secoua la tête comme pour en essorer les images qui s’y formaient.</p>
<p>Il regarda le papier : <em>20 h</em> et une adresse qu’il mémorisa. Le déchira en petits morceaux éparpillés dans la cuvette. Attendit une minute, comme convenu, tira la chasse. Quand il sortit, le cabinet voisin était vide.</p>
<p>Youri en faisait toujours trop.</p>
<p><br /></p>
<div style="text-align: center;">* * *</div>
<p><br /></p>
<p>Tout se ressemble, à l’intérieur, pensa Largecount qui aurait bien fait part de sa trouvaille à son médecin. Seulement, un appareil obstruait sa bouche et filmait son larynx. Pour des question d’assurances, par principe d’équivalence entre sa santé et celle de ses entreprises — qui formaient en cela des excroissances de son corps —, on lui avait déjà filmé tout ce qui pouvait être filmé, oesophage, conduit auditif, intestins, artères, sinus et maintenant larynx. À chaque fois, c’était rose, brillant et circonvoluté. Toujours pareil. L’intérieur du corps humain était d’une monotonie affligeante. Cela, et le fait que nous étions par essence inexacts. Largecount avait été navré d’apprendre que personne n’avait les reins au même endroit. Certains n’en avaient même qu’un ! Le corps humain était un produit sans le moindre <em>process</em> qualité, une pièce unique non normalisée que les médecins avaient pour tâche de rationaliser <em>a posteriori</em>. Les médecins nous rendaient toute notre dignité d’objet de série issu de la manufacture divine, pensait Largecount avec fierté en regardant ses circonvolutions visqueuses.</p>
<p><br /></p>
<div style="text-align: center;">* * *</div>
<p><br /></p>
<p>John et Yoko attendaient dans le salon VIP où les banquettes formaient un empilement géométrique de niveaux multiples, un réseau complexe d’angles droits, de vis-à-vis et de coins plus intimes. John s’était posé en tailleur sur une large assise en tissu bordeaux, face à Yoko dont le regard allait vers les pistes.</p>
<p>« Imagine un peu, disait-il, si tous les gens vivaient le jour présent.</p>
<p>— Hmmm, dit Yoko.</p>
<p>— Imagine : pas de pays — pas dur. Pas de religion non plus. »</p>
<p>Il gonfla les joues et laissa pétarader le surplus d’air, bruit blasé. Yoko détacha son regard des mouvements de navettes et tourna vers lui des sourcils arqués surplombant des lunettes de soleil.</p>
<p>« Tu peux dire que je rêve, Yoko, mais je suis pas le seul. Imagine si tous les gens se partageaient le monde ! »</p>
<p>Une jeune femme en uniforme Skyway s’approcha avec un sourire crispé.</p>
<p>« Pardon, Monsieur, puis-je vous demander de ne pas poser les pieds sur la banquette ? <em>I’m sorry, Sir, that’s company policy.</em> »</p>
<p>John haussa les épaules. Il s’exécuta.</p>
<p>« Mon chou, dit Yoko une fois l’hôtesse repartie, à quelle heure on décolle ?</p>
<p>— Dans vingt minutes. On est chez nous dans une heure.</p>
<p>— Je suis impatiente. Je me sens lourde, sur terre.</p>
<p>— Moi aussi, je me sens lourd.</p>
<p>— Effectivement. »</p>
<p>Partout, les lunettes de soleil effaçaient les regards.</p>
</div>
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<hr />
<p>Piste : <a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Imagine_(chanson)" hreflang="fr">1</a></p>Un singe sur les épaules – Vol 0004urn:md5:9d6f63cfbc86d1d43680d008c04941c02010-07-01T08:00:00+02:002010-07-07T23:42:38+02:00ACÉcriturefictionromanrécitUn singe sur les épaulesécritureépisode<p><em>Un singe sur les épaules</em> est un récit écrit sous <a href="http://blog.pnk.fr/post/2009/02/21/Machine-%C3%A0-%C3%A9crire">contraintes</a> qui est publié par épisodes chaque jeudi sur ce blog. Ceci est le quatrième épisode.</p>
<hr />
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<hr /> <div class="singe">
<p>Hubert Dimitri Largecount IV eut un instant d’hésitation. Il s’en voulait légèrement de n’avoir jamais pu se souvenir du nom de cette personne absolument indispensable qui avait été son assistant personnel pendant ces dix dernières années, l’avait accompagné dans tous ses déplacement personnels et professionnels — distinction qui échappait à Largecount — et habitait chez lui. Il l’apostropha donc comme il put.</p>
<p>« Dites…</p>
<p>— Oui, Monsieur ?</p>
<p>— Mon ami le professeur Geert m’invite à passer quelques jours dans sa demeure de vacances. C’est à… » Il tapota sur sa tablette. « À Yalta. Mon Dieu, où est-il encore allé se fourrer ? Ça vous dit quelque chose, ça, Yalta ?</p>
<p>— C’est au bord de la mer Noire, Monsieur, en Crimée.</p>
<p>— Est-ce que j’y suis déjà allé ?</p>
<p>— Pas que je sache, Monsieur.</p>
<p>— Et vous ?</p>
<p>— Oui, Monsieur. C’est une jolie station balnéaire. Un peu comme Nice, en plus slave, si vous me permettez. »</p>
<p>Hubert Largecount sembla hésiter.</p>
<p>« C’est assez riche, Monsieur.</p>
<p>— Ah. Bien. Après tout. Et puis il y aura aussi Bouisson. Je sens qu’on va bien s’amuser à parler de sa dernière lubie. Figurez-vous qu’il construit des usines à biogaz dans une vingtaine de pays. Dites à Geert que c’est d’accord et occupez-vous du voyage.</p>
<p>— Bien. Est-ce que je suis du voyage ?</p>
<p>— Évidemment. Vous aussi, vous avez droit à des vacances. Vous ferez du ski nautique, ou ce que vous voulez. »</p>
<p><br /></p>
<div style="text-align: center;">* * *</div>
<p><br /></p>
<p>Riad se réveilla en fin d’après-midi. Il avait l’esprit embrumé par une sieste trop longue. Des rayons de soleil oranges frappaient la toile écrue du canapé où il s’était assoupi. Ils y dessinaient des motifs abstraits géométriques et luminescents. Derrière le mur vitré, surplombant le désert, le ciel était bleu cobalt, profond.</p>
<p>Le rêve avait été étrange mais pas désagréable. Comme tous les rêves.</p>
<p>Juste avant de se réveiller, il fuyait pour se cacher d’une menace indéfinie. Sous la pleine lune, des cris montaient derrière lui, dans un bois au sol très propre, au milieu d’arbres clairsemés aux troncs clairs et effilés. Ces lumières, au-delà de l’orée, étaient-elles celles de ses poursuivants ? Le singe de la dramaturge courait devant lui, le tirant par le bras. Dans le monde onirique, il n’était pas invisible. C’était un joli petit singe.</p>
<p>Le ventilateur tournait toujours. <em>Voum… Voum… Voum…</em></p>
<p>Riad se servit un verre d’eau et sortit sur la terrasse. Il faisait encore chaud.</p>
<p>Derrière le muret, la vallée résonnait de bouffées de couleurs ocres. Où se heurtaient ciel et terre, les teintes explosaient, propulsant leur grain sur le métal de la sculpture. Installée au coin de la terrasse, simple angle d’acier au profil courbé, haute comme deux hommes, elle semblait attendre paisiblement la nuit.</p>
<p>Le sculpteur s’appelait Ed Zatke, un Américain qu’il avait croisé durant sa formation de pilote. Prof de maths, expert renommé en simulation aérodynamique, grand artiste, un type génial, sympa, pas prétentieux pour un sou. Jamais à vous expliquer qu’il n’avait pas le temps pour ci ou ça, ni que telle chose allait être compliquée. Il parlait, imaginait, se réjouissait insatiablement de ce que l’existence lui permettait de réaliser.</p>
<p>En touchant la texture légèrement rugueuse de l’acier, Riad pensa que sa vie était une grande arnaque. Lui qui sillonnait l’espace n’avait pas le dixième de la liberté et de la reconnaissance dont jouissait Zatke. Les passagers se moquaient bien du nom du pilote. Les horaires et les plans de vol dessinaient sa vie ; sa liberté, il la gagnait à chaque vol, ce qui prouvait qu’il n’en avait aucune. Il n’allait rien laisser. Zatke produisait chaque jour des choses extraordinaires. Il le faisait comme bon lui semblait. Et il semblait en retirer un bonheur absolu.</p>
<p>Riad s’appuya sur le muret, au côté de la sculpture abstraite.</p>
<p>Dans le soir venant, l’homme et le frêle géant de métal semblaient plonger leurs regards au loin.</p>
<p>Encore lumineuse, une traînée de condensation dans le ciel lui remémora le message reçu le matin même. Quelque chose comme <em>Présence cible SW8028 confirmée. OK opération Alice. Moitié doit être versée.</em> Il y avait un second destinataire, un certain Adolfo Lopez.</p>
<p>Le message pouvait être un simple virus. Il pouvait participer du bruit de fond dément que des machines crachaient les unes vers les autres depuis que le net existait. Mais un détail le rendait trop personnel pour que Riad se contentât de l’effacer. SW était l’identifiant de sa compagnie aérienne, Skyway. SW8028 avait tout d’un numéro de vol. Et vu son adresse électronique, Adolfo Lopez était un collègue.</p>
<p>Il prit le téléphone.</p>
<p>« Allô, Youri. »</p>
</div>
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<p><img src="http://blog.pnk.fr/public/images/un-singe-sur-les-epaules/singeeee-600.jpg" alt="singeeee-600.jpg" /></p>
<hr />
<p>→ <a href="http://blog.pnk.fr/public/pdf/un-singe-sur-les-epaules/Un_singe_sur_les_epaules-0003.pdf">Version PDF</a> (tout depuis le premier épisode)</p>
<p>→ <a href="http://blog.pnk.fr/post/2010/06/13/Un-singe-sur-les-%C3%A9paules-%E2%80%93-Vol-0002">Épisode précédent : vol 0002</a></p>
<hr /> <div class="singe">
<p>« <em>So</em>, Youri ? »</p>
<p>Riad était assis presque sous le ventilateur. Chaque petit mouvement d’air qui l’effleurait, chaque passage au-dessus de sa tête d’une des grandes pales en bambou témoignait désormais de l’attachement qu’avait pour lui le singe invisible de la dramaturge. Il l’imaginait juché sur son dos, en train de l’épouiller, ou ce genre de choses que font les singes pour s’occuper. Ou qu’on imagine qu’ils font. Tant que ces grandes pales froisseraient l’air, il l’imaginerait ainsi posé sur ses épaules, en train de lui fouiller la tête avec une régularité parfaite. <em>Foutues pensées, ça mène nulle part.</em></p>
<p>Et hors de ses pensées, il demandait à l’homme assis face à lui :</p>
<p>« <em>So</em>, Youri ? Le boulot, ça va ?</p>
<p>— Bof. Le call center va fermer », dit Youri en passant son pouce sur le relief de la bouteille de Schweppe’s. « Ils délocalisent.</p>
<p>— Eux aussi ? Où ça ? dit Riad.</p>
<p>— En France, dit Youri.</p>
<p>— Tu vas y aller ?</p>
<p>— Non, merci. Tu sais comment c’est, là-bas.</p>
<p>— Ouais, dit Riad.</p>
<p>— C’est la belle vie, ici, on veut tous rester. »</p>
<p>Le singe invisible susurrait à Riad que le grand-père de Youri avait subi l’exil des journalistes russes. Sa famille était devenue marocaine à cette époque.</p>
<p>« Je retrouverai un job », dit Youri. « J’ai jamais vraiment arrêté de hacker des trucs. Et toi, le boulot ? »</p>
<p>Riad prit un air pensif que son ami renonça à décoder. Personne ne pouvait décoder Riad. Puis il sourit avec une assurance dont Youri était certain qu'elle devait faire partie de la formation de tous les pilotes de ligne.</p>
<p>« Quand j’étais gosse, dit Riad, je me serais damné pour monter dans une navette et aller dans l’espace. Aujourd’hui, j’en pilote. Je passe le quart de ma vie dans des hubs orbitaux. Presque chaque jour, mon petit déj’, c’est le noir bien tassé de l’espace où trempe un croissant de terre. Alors, je peux pas me plaindre.</p>
<p>— Tu as repris le boulot ?</p>
<p>— Non. Je pourrais. Faudrait. »</p>
<p>Ils prirent congé l’un de l’autre avec pour consigne Youri de saluer son épouse et Riad une banalité.</p>
<p>Alors, Riad alla acheter un ventilateur. Pour mettre chez lui, au plafond, avec de grandes pales.</p>
<p><br />
<br /></p>
<p><em>Voum… Voum… Voum… Voum…</em></p>
<p>Affalé dans son canapé, la tête renversée, il regardait tourner doucement le ventilateur.</p>
<p>Bien sûr, la climatisation le rendait parfaitement inutile, mais…</p>
<p>Il se leva, fit quelques pas, s’immobilisa. Attendit. Marcha encore un peu. Haussa les épaules.</p>
<p>C’est idiot, se dit-il. Parfaitement inutile.</p>
<p><br />
<br /></p>
<p>En entrant dans le bar, sans savoir pourquoi, il évita de croiser le regard de la dramaturge. Il fila jusqu’au comptoir.</p>
<p>« Ahmed ! »</p>
<p>Le barman posa une tasse face à Riad et y versa un thé brillant et fumant.</p>
<p>« Merci. Dis-moi… »</p>
<p>Il s’interrompit, assailli par une impression de profonde absurdité. Il lui semblait que ce qu’il faisait était tellement contraire à ses principes que c’en était mal. Et décida de continuer pour se prouver que, peut-être, ça ne l’était pas.</p>
<p>« Ton ventilateur », dit-il, « où tu l'as acheté ? » Des yeux, il désigna les pales balayant le plafond. Ahmed le fixa longuement, attendant la fin de la blague. Puis il décida que Riad voulait vraiment une réponse.</p>
<p>« Attends. »</p>
<p>Il partit dans la remise ; en revint avec un catalogue qu’il ouvrit sous les yeux du pilote. Ikea, 2046.</p>
<p>« C’est le modèle à retournement gaussien, là. »</p>
<p>Riad lut le descriptif situé juste sous la photographie non contractuelle : <em>Le Gaslo-Fiklomar® à retournement gaussien XK445 a des pales en bambou équitable lamellé-collé ayant subi un traitement génétique breveté. Leur structure microalvéolée produit des mouvements d’air stochastiques paradoxaux qui donnent une agréable impression de brise printanière. Exploité en plantations, le bambou est une ressource renouvelablabla…</em></p>
<p><br />
<br /></p>
<p><em>Voum… Voum… Voum…</em></p>
<p>Le Gaslo-Fiklomar n’y changeait rien. Les mouvements d’air sur sa tête n’avaient rien de petites mains bienveillantes et invisibles.</p>
<p>« Surprenant ! » éclata Riad pour lui-même. Et il maugréa que la dramaturge pouvait garder sa folie pour elle.</p>
<p><br /></p>
<div style="text-align: center;">* * *</div>
<p><br /></p>
<p>Brian était subjugué par le défilement des images sous ses yeux. La violence du montage se réduisait presque à un clignotement et la musique qui l’accompagnait, toute faite d’impacts, ne semblait guidée par aucune espèce de recherche d’harmonie. Son associé tournait en rond, une bière à la main.</p>
<p>« Regarde ça, Charles ! Ça s’appelle AKNW, par un artiste nommé BBR. C’est fou. Fou.</p>
<p>— Arrête de m’appeler Charles. Je m’appelle Frank », dit Charles.</p>
<p>Brian haussa les épaules.</p>
<p>« Tu parles. »</p>
<p>À l’écran, un symbole de courrier se superposa brièvement à l’image. Brian consulta ses messages.</p>
<p><br /></p>
<blockquote><p>Ceci est une réponse automatique. Je suis en congés et n’aurai pas accès à mon courrier professionnel avant le xx/xx. En cas d’urgence, vous pouvez me joindre en vocal à xxxx@xxxxxxxx.</p>
<p>
Riad Latif</p>
<p>
Commandant de bord</p>
<p>
Skyway®. So Moving.™</p></blockquote>
<p><br /></p>
<p>S’ensuivait le message envoyé quelques heures auparavant. Brian sentit son cœur trébucher et blêmit.</p>
<p>« Un problème ? » dit Charles.</p>
<p>Brian excluait résolument de révéler qu’il avait commis l’exploit de demander à la mauvaise personne d’exécuter leur petit attentat entre amis. Charles ne l’aurait sans doute pas cogné, pas même touché. Il n’aurait même pas explosé de rage. Il aurait mis toute sa corpulence à l’œuvre pour lui adresser un regard navré, réprobateur, qui rongerait comme un acide ce que Brian avait conservé d’amour-propre. Un regard qui le réduirait définitivement à un type même pas foutu d’envoyer à la bonne personne le message le plus compromettant de sa courte carrière de terroriste amateur. Un pain dans la gueule serait cent fois préférable.</p>
<p>« Non, nasilla Brian. Ces vieux logs sont hyper instables, ça a planté.</p>
<p>— Si tu continues à regarder ces trucs-là, c’est toi qui vas planter. »</p>
<p>Bingo, pensa Brian. Et il envoya une seconde fois le message, à son vrai destinataire.</p>
</div>
<p>→ <a href="http://blog.pnk.fr/post/2010/06/30/Un-singe-sur-les-%C3%A9paules-%E2%80%93-Vol-0004">Épisode suivant : vol 0004</a></p>
<hr />
<p>Piste : <a href="http://www.animemusicvideos.org/members/members_videoinfo.php?v=121999" hreflang="en">1</a></p>
<p>Illustrations : Ghis/MoC, qui dessine les ombres plus vite que son ombre.</p>
<p><img src="http://blog.pnk.fr/public/images/un-singe-sur-les-epaules/unsinge.jpg" alt="unsinge.jpg" style="display:block; margin:0 auto;" /></p>Un singe sur les épaules – Vol 0002urn:md5:91e83adc18efec4d783fc12118c5e2cd2010-06-17T08:00:00+02:002010-06-24T08:50:54+02:00ACÉcriturefictionromanrécitUn singe sur les épaulesécritureépisode<p><em>Un singe sur les épaules</em> est un récit écrit sous <a href="http://blog.pnk.fr/post/2009/02/21/Machine-%C3%A0-%C3%A9crire">contraintes</a> qui sera publié par épisodes sur ce blog. Ceci est le deuxième épisode.</p>
<hr />
<p>→ <a href="http://blog.pnk.fr/public/pdf/un-singe-sur-les-epaules/Un_singe_sur_les_epaules-0002.pdf">Version PDF</a> (tout depuis le premier épisode)</p>
<p>→ <a href="http://blog.pnk.fr/post/2010/06/10/Un-singe-sur-les-%C3%A9paules-%E2%80%93-Vol-0001">Épisode précédent : vol 0001</a></p>
<hr /> <div class="singe">
<p>« Alors ? »</p>
<p>Le patron avait balancé la question à travers la salle sans cesser d’essuyer le zinc. Tout juste avait-il levé les yeux vers la porte.</p>
<p>Devant le désert éblouissant, les battants oscillèrent, dessinant les contours mouvants de la silhouette de Riad. À contre-jour, la sueur se devinait sur ses tempes en reflets aveuglants. Le <em>tic tic tic</em> de la dramaturge ponctuait l’air chaud brassé par de grandes pales trop lentes. Quelques tables carrées ou rondes utilisaient l’espace.</p>
<p>« Ce saut ? » reprit le patron.</p>
<p>Riad avança vers le comptoir.</p>
<p>« Bien », dit-il.</p>
<p>« Les hommes vont nulle part de plus en plus vite ! » lança la dramaturge de sa voix éraillée depuis la table ronde qui était devenue la sienne. Personne ne répondit.</p>
<p>Riad occupa un tabouret ; il s’empara du thé qu’Ahmed lui offrit et s’accouda au bar.</p>
<p>Le grouillement des doigts de la dramaturge attira son regard. <em>Tic tic tic.</em> Il semblait à Riad que la vieille femme avait toujours occupé les lieux. Il ne l’avait jamais connue très différente. Simplement, pendant que lui avait grandi, elle avait été gagnée par les rides, sa silhouette était devenue plus chétive et, sans doute, son esprit plus dément et plus acéré à la fois. Tout le monde lui vouait un certain respect. Aussi loin qu’il se souvînt, personne ne s’était jamais assis à sa place. Quand elle n’était pas là — si cela arrivait —, la machine à écrire antique, sa pile de papier, de rubans-encreurs et sa burette d’huile réservaient de toute façon la table. On n’y touchait pas. C’était ainsi. Tout le monde le savait et saurait le faire savoir aux nouveaux venus, si nécessaire.</p>
<p>Un repère, songea Riad, et un repaire. Il était bien, ici, c’était sa tanière et c’était le point immuable qui permettait à sa vie de se mouvoir librement sans qu’il conçût l’angoisse de se perdre. Sa balise spatio-temporelle indestructible. Il avait voyagé aussi loin que la technologie le permît ; toujours il repassait ici.</p>
<p>Il se tourna vers le patron :</p>
<p>« Ahmed !</p>
<p>— Oui, Riad.</p>
<p>— Je peux encore gagner une demi-seconde », dit-il plus sérieusement qu’il n’aurait voulu. « Peut-être un peu plus.</p>
<p>— T’es grand, dit le patron en haussant les épaules. Et t’es intelligent. Brillant. » Il essuyait un verre. « Mais t’es un sacré con.</p>
<p>— Mais je le ferai ! » dit Riad fier et narquois.</p>
<p>Un instant, Ahmed oublia le pilote de navette et vit le camarade qui, gamin, avait tracé sur la jetée la Limite De Freinage Pour S’Arrêter Avant Le Bord, avant de s’élancer.</p>
<p>Le barman frissonna. Il revoyait Riad s’arracher de la selle ; le vélo disparaître ; Riad rouler, arrêté par une petite borne en béton. Ahmed pétrifié, Riad avait simplement dit : <em>On descend voir les dommages à la structure ?</em></p>
<p>« Je sais. » Il essuya un autre verre. « Compte pas sur moi pour te faire la leçon. »</p>
<p>Quelque chose glissa sous le tabouret et percuta doucement le bar. Une feuille de papier. Un feuillet échappé de la table de la dramaturge. Riad le ramassa, traversa l’air tiède de la pièce et le tendit à la vieille femme. Elle le prit entre ses doigts décharnés et le lui rendit, l’encourageant de son regard vif aux bords froissés. Il lut :</p>
<blockquote><p>Ma patience a des limites, mais il ne faut pas ex</p></blockquote>
<p>La dernière lettre était à cheval sur le bord de la feuille.</p>
<p>« Il manque la fin de la phrase, hasarda Riad.</p>
<p>— Vraiment ? J’aurais pourtant juré… Oh. Les marges ont leur utilité. »</p>
<p>Son sourire révéla de belles dents rondes, jaunes et brillantes comme un vieux bois ciré.</p>
<p>Un volume d’air caressa l’échine de Riad qui jeta discrètement un coup d’œil derrière lui.</p>
<p>« Je dois vous avouer qu’il coûte très, très cher », articula la vieille dame.</p>
<p>Riad se retourna vers elle.</p>
<p>« Pardon ?</p>
<p>— Le singe invisible. Je vous confie à lui. Il ne vous lâchera pas d’une semelle. Faites-lui un clin d’œil si vous êtes en difficulté. » Riad la dévisageait. « Excusez-moi, jeune homme, je retourne à mes boustrophédons. »</p>
<p><em>Tic tic tic.</em> Elle acheva sa ligne, extirpa le feuillet, l’inséra entre les rouleaux de métal noir de sorte que ce qui était le haut fût en bas et reprit la frappe, juste au-dessus, donc au-dessous, du dernier caractère de la ligne qu’elle venait d’achever. À l’envers. <em>Tic tic tic.</em></p>
<p><br /></p>
<div style="text-align: center;">* * *</div>
<p><br /></p>
<p>Le type était super baraque, portait une veste noire en nylon et pas un cheveu sur la caboche. Il s’appelait Charles. Il regardait par-dessus l’épaule d’un gringalet efféminé qui s’appelait Brian et était absorbé dans la contemplation d’un écran, de cet air de pigeon crétin que peuvent prendre les gens les plus classe et les plus intelligents quand ils consacrent leur cerveau à l’observation d’une image. Charles prit le même air sans s’en rendre compte. L’image était mauvaise, en 2D, typique des premiers encodages numériques grand public. C’était plein d’images de vieux dessins animés qui clignotaient dans tous les sens et une voix totalement ringarde qui parlait de voyage musical, de pulsations, de <em>basslines</em> et de <em>deep dance</em>. Commença alors une chanson du siècle dernier avec des visages de nanas qui chantaient au milieu de flashes lumineux. Et un jeune garçon qui se cachait les coucougnettes en dansant, toujours en dessin animé.</p>
<p>« Ça craint », dit Charles.</p>
<p>Brian fit un bond.</p>
<p>« Je t’avais pas vu, Charles, dit-il de sa voix nasillarde.</p>
<p>— C’est quoi, cette merde ? » Puis, se désintéressant de sa propre question : « Brian, t’as fait ce qu’il fallait ?</p>
<p>— Mais regarde. C’est dingue, nan ? Des types qui faisaient ça dans les années 1970. Complètement underground. Une sous-culture. Ces films, ça s’appelle des AMV. J’ai trouvé un vieux backup public où y’en a plein. Je te raconte pas pour trouver les logs qui lisent ça. »</p>
<p>Les yeux de Brian étincelaient. Charles décida de faire semblant de s’intéresser deux minutes.</p>
<p>« AMV ? Ça veut dire quoi ?</p>
<p>— Je sais pas. Mais ils dessinaient vachement bien, nan ?</p>
<p>— Les années 1970, tu dis ? » Charles sembla réfléchir. « Ce serait pas les ancêtres des vidéoclips ?</p>
<p>— Peut-être bien, Charles. Peut-être bien. »</p>
<p>Un silence respectueux s’installa.</p>
<p>« Bon. Brian. Tu m’as largué, soupira Charles. Où j’ai foutu mes pensées ?</p>
<p>— Au large, regarde-les nager.</p>
<p>— Sérieusement. Le message est parti ? Ce vol va pas se saboter tout seul ! »</p>
<p>Brian rassura Charles pour l’éloigner. Il avait presque fini. Il copia l’adresse du correspondant. Absorbé par la vidéo, il ne remarqua pas qu’il emportait aussi, depuis une ligne adjacente, une seconde adresse. Il commanda l’envoi.</p>
</div>
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<hr />
<p>Pistes : <a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Anime_music_video" hreflang="fr">1</a>, <a href="http://www.animemusicvideos.org/members/members_videoinfo.php?v=68413" hreflang="en">2</a>, <a href="http://www.azlyrics.com/lyrics/pixies/whereismymind.html" hreflang="en">3</a>.</p>Un singe sur les épaules – Vol 0001urn:md5:964d31c5a531387d764a4678bce9e9e72010-06-10T08:00:00+02:002010-06-26T18:13:33+02:00ACÉcriturefictionromanrécitUn singe sur les épaulesécritureépisode<p><em>Un singe sur les épaules</em> est un récit écrit sous <a href="http://blog.pnk.fr/post/2009/02/21/Machine-%C3%A0-%C3%A9crire">contraintes</a> qui sera publié par épisodes sur ce blog. Ceci est le premier épisode.</p>
<p><img src="http://blog.pnk.fr/public/images/un-singe-sur-les-epaules/titre-un-singe-sur-les-epaules.jpg" alt="titre-un-singe-sur-les-epaules.jpg" /></p>
<hr />
<p>→ <a href="http://blog.pnk.fr/public/pdf/un-singe-sur-les-epaules/Un_singe_sur_les_epaules-0001.pdf">Version PDF</a></p>
<hr /> <div class="singe">
<p>Des gravillons et de la poussière sous les doigts. Sous les pieds, le vide.</p>
<p>Et puis encore des gravillons et de la poussière jusqu’à l’horizon où tout, vu d’ici, se réduisait à rien : rochers ocres, containers noirs, maisons claires et la couleur des hommes. Les jambes ballant devant la falaise, Riad se demandait de quoi était fait le bout de son monde, là-bas. Vus d’ici, des taches, des strates, des mouvements de matière sous un ciel voilé.</p>
<p>Accrochée à la falaise, la jetée propulsait son béton vers nulle part. Riad s’y amusait, gamin, il y courait, dérapait, balançait des trucs dans le vide, toujours trop petits. Toujours, ils s’étaient évanouis avant l’impact. Anéantis avant de finir poussière, comme tout ici.</p>
<p>Murmure lointain, une voiture soulevait un nuage de terre sur la piste en bordure de falaise. À son approche, Riad se protégea le visage dans le creux du coude. Dans le grondement du moteur, quelques graviers lui fouettèrent le dos. Le véhicule s’engouffra dans le tunnel, laissant un brouillard rugueux en suspens, odeur de sable et de métal chaud.</p>
<p><br /></p>
<p>Au loin, une navette quittait la terre dans une explosion de fumée.</p>
<p><br /></p>
<p>La dramaturge lui avait dit ça, un jour. Les hommes vont nulle part de plus en plus vite.</p>
<p>La navette n’était plus qu’un grain de ciel. Autour de Riad, le brouillard retombait. La terre attire les choses et les hommes. Il se leva, longea le vide jusqu’à la jetée. Fit quelques mouvements d’étirement.</p>
<p>C’était une structure purement technique. Une belle esplanade de béton brut où de petites dunes rampaient. Le tunnel y naissait et en plongeait, cylindrique, serpentait un peu le long de la falaise pour disparaître de bon dans la muraille. Le chemin le plus court pour traverser la Zone. La jetée, elle, s’élançait vers la plaine, vers le ciel.</p>
<p>Riad posa ses yeux sur l’horizon, inspira, entama son sprint en direction du bord.</p>
<p>La lamelle de béton qui défilait sous ses Nike s’achevait cinq cents mètres au dessus de pas grand chose. Des gravillons et de la poussière, encore.</p>
<p>Le vide comme ligne d’arrivée.</p>
<p>Plongeon.</p>
<p><br /></p>
<p>Nulle part, de plus en plus vite.</p>
<p><br /></p>
<p>Le vent dans les yeux, la paroi qui défile. La secousse.</p>
<p><br /></p>
<p>Le parachute s’ouvre toujours trop tôt.</p>
<p>Riad y pensait déjà, il devait pouvoir gagner encore une demi-seconde de chute libre.</p>
<p>Impact rude, comme la veille, l’avant-veille et les cinq mois passés. Non loin subsistaient quelques débris du vol 9112 comme des os découverts par le vent.</p>
<p><br /></p>
<div style="text-align: center;">* * *</div>
<p><br /></p>
<p>Dans les rues de Londres, John menait la foule, le poing en l’air.</p>
<p>« Le pouvoir au peuple, le pouvoir au peuple, le pouvoir au peuple, le pouvoir au peuple, le pouvoir au peuple, le pouvoir au peuple, le pouvoir au peuple, le pouvoir au peuple, maintenant ! »</p>
<p>Les Bobbys étaient sur les dents. Une bande de petits bourgeois anarchos qui parlaient de renverser le pouvoir, c’était matraque autorisée. <em>Awesome.</em> Un veinard, celui qui pourrait se faire le leader aux lunettes rondes et ses slogans de gonzesse.</p>
<p>« Un million de travailleurs qui travaillent pour rien, criait John dans le porte-voix. Vous feriez mieux de leur donner ce qui leur appartient vraiment ! Faut qu’on vous descende quand on arrivera en ville. »</p>
<p>La jeune fille qui suivait le leader lui bondit à l’oreille :</p>
<p>« Mais, John, on est déjà en ville, dit-elle.</p>
<p>— C’est une métaphore, ma poule. » Puis il reprit ses déclamations : « Tout ce qu’on dit, c’est donnez une chance à la paix ! »</p>
<p>Un pavé et une grenade lacrymo décrivirent chacun une gracieuse parabole au-dessus de la foule, avec un synchronisme tel qu’on peut affirmer à coup sûr qu’aucun ne fut la cause de l’autre. Et que la paix n’avait pas de chance. Les soucis non plus car insoucieux, les deux camps entrèrent dans la danse. Il y eut des os cassés, des larmes, des cris, du sang, des pleurs, du vomi et des blessés par-ci par-là. Des choses furent cassées çà et là. Des photographes prirent des photos historiques. Ce fut une manifestation très formatée, finalement. Dix mille selon la police, un million selon les manifestants et des cameramen suffisamment bousculés pour créer le frisson <em>at home</em>.</p>
<p>Malgré ses cris à l’aide, le leader fut arrêté — nom, prénom, profession ? — Lennon, John, héros de la classe ouvrière — puis relâché, comme il convient.</p>
<p>Il déclara aux journalistes :</p>
<p>« J’en ai assez de lire des choses écrites par des politiciens à tête de porc, névrotiques, psychotiques ; tout ce que je veux, c’est la vérité. Donnez-moi juste de la vérité. »</p>
<p>La reine pensa bon dieu, en voilà un qui est candide.</p>
</div>
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<hr />
<p>Pistes : <a href="http://www.lyricsdepot.com/john-lennon/power-to-the-people.html" hreflang="en">1</a>, <a href="http://www.lyricsdepot.com/john-lennon/give-peace-a-chance.html" hreflang="en">2</a>, <a href="http://www.dailymotion.com/video/x57v1r_fraggle-rock-generique_fun" hreflang="fr">3</a>, <a href="http://www.lyricsdepot.com/john-lennon/working-class-hero.html" hreflang="en">4</a>, <a href="http://www.lyricsdepot.com/john-lennon/give-me-some-truth.html" hreflang="en">5</a>.</p>Un autre texteurn:md5:3ec344ec454daf6a8ecd282f584bec782010-02-09T01:17:00+01:002010-02-09T12:58:21+01:00ACÉcriturefictionpoésieécriture<p>Un pouième de pouwème</p> <p><br />
Un autre jour j'éructerai<br />
Un autre texte plus joli<br />
Mais celui-là déjà faudrait<br />
D'abord que j'le finis<br />
<br />
Mes rimes sont très très très pauvres<br />
Et mon style est à l'agonie<br />
Même mes rimes riches sont pauvres<br />
Je colle les phonèmes à l'envi<br />
<br />
Et les octosyllabes, my ass,<br />
Si je m'permets que j'les aligne<br />
Moches comme la tour Montparnasse<br />
C'est que j'suis payé à l'aligne<br />
<br />
Un autre coup je compterai les pieds<br />
Mais j'ai le retard qui s'accumule<br />
Dans l'immédiat faut qu'j'me grouiller<br />
Car y'a Dédé laid qui m'accule<br />
<br />
Y'a des délais qui courent partout<br />
Bordel de dieu faut que j'me grouille<br />
Des délais laids qui creusent mon trou<br />
Putain y'a tout qui part en vrille</p>
<p><br />
<br />
<br /><em>(J'y ai pas passé ma soirée mais y'a quelques trouvailles dont je suis pas mécontent… J'ose pas dire subtilités…)</em></p>Circuit Dawnurn:md5:6036ff80b95e7348f6b2d8c7f273718d2009-10-23T23:02:00+02:002010-06-26T18:18:54+02:00ACÉcriturefictionlaboratoirephotopoésierécittempsécriture<p><img src="http://blog.pnk.fr/public/images/divers/circuit_dawn.jpg" alt="Circuit Dawn" title="Circuit Dawn" /></p> <p>Les vieux laboratoires terminent leurs journées sous la lumière crémeuse de plastiques jaunis par le temps.</p>
<p>Le soir venu, ils enveloppent les gens et stylos d'une aura de papier gommé et de paillasse acide. Les ventilateurs brassent l'air, l'odeur, la lumière et les aspirations en un flux crépusculaire qui s'aplatit en nappes, descend en bouffées et circule lentement, partout, sans s'arrêter d'arriver. Bourdonnements au ras du sol. Halos électroniques fugaces. Interrogations anciennes et nouvelles. Chaleur et froid sereins.</p>
<p>Nulle part plus qu'ici n'oublie-t-on les débuts et les fins ; nulle part l'existence n'est-elle plus simple qu'au milieu de cet univers inoffensif aux questions neutres et infinies, importantes par leur plus absolue insignifiance, prises une à une. Importantes car elle nous détournent des nôtres. Terriblement efficacement. Comme des ours en peluche.</p>
<p>Parfois, comme oubliant d'exister, un tube fluorescent cesse sa lumière le temps d'un hoquet ou deux. Parfois, une boule duveteuse d'air chaud tombe d'une grande grille rectangulaire peinte d'un jaune épais autour d'abîmes d'obscurité verticale menant au vaste monde fondamental de l'intérieur des murs. Tout se passe là.</p>
<p>Des gens traversent occasionnellement les grandes salles carrées pleines de choses plutôt claires et arrondies, adressent un sourire bienveillant, continuent confiants, aspirés par les portes des couloirs.</p>
<p>Si nos vies sont en nous, ignorantes de nous, la vie du monde est ici. Elle circule à l'infini, lentement, interstitielle, par quanta d'humanité, de mots, de matière, sans se soucier d'avoir à le faire. Elle écoute sans tympans et elle dit sans parler. Elle mesure et elle envoie. Au milieu travaillent les plastiques jaunis dont la lumière révèle à peine l'étendue d'une vaste obscurité.</p>HUMAINurn:md5:c3ba44f3e20628f69a2e05c938f8417c2009-04-21T23:18:00+02:002010-06-26T18:17:48+02:00ACbullshitcyberpunkfictionproduitprogrèsréalitésociététechnologie<p>Ma Chine</p> <p><a href="http://blog.pnk.fr/public/images/divers/HUMAIN.jpg"><img src="http://blog.pnk.fr/public/images/divers/.HUMAIN_s.jpg" alt="HUMAIN" title="HUMAIN, avr. 2009" /></a></p>