La citation

Le sommeil de la raison engendre des monstres.
(Titre d'une gravure de Francisco Goya.)

La fiction

Prologue

Hop, je me décide à ressortir une de mes rares fictions achevées, Prochaine étape. (Je dis « ressortir » car je l'avais casée dans un Sun7 par une sombre nuit de bouclage alors qu'il restait une page à remplir.)

Ce qui suit a été écrit en décembre 2002. Le style est un peu pauvre, ce qui n'est pas forcément un mal pour tenir des propos nihilistes. Par contre, certaines phrases un peu tordues auraient mérité plus de travail.

Bref, arrêtons de tourner autour du pot et lâchons la bête.

Le texte

Prochaine étape

Ce soir, c'est arrivé.
Il a fallu que ça arrive pour que l'on s'aperçoive qu'on ne s'y attendait plus depuis des années. Mais c'était irraisonné.
Le soulagement avait été si grand qu'on avait décidé d'oublier le passé. Qu'on avait oublié que la haine ne cesse jamais de dévorer le cœur des hommes… Jamais.
Je veux dire, le soulagement à la fin de la guerre froide. Pourtant, ce n'était jamais qu'une guerre parmi tant d'autres. Un peu plus étrange, plus inquiétante, un peu moins sanglante, elle n'en restait pas moins un tiret dans le noir pointillé de l'Histoire.
Ce soir, comme par manque d'imagination, l'Histoire s'est répétée. Ce soir, comme par souci de ne pas décevoir, elle s'est répétée en pire.

Pendant que je m'en souviens, je pourrais noter l'ordre dans lequel ils ont tourné les clefs. En fin de compte, ça n'a aucune importance. Ça n'a plus aucune importance.
Je pourrais estimer le nombre de consciences anéanties. Peut-on encore parler de nombre quand on ne peut plus compter ? Mais je m'en moque. Quand ils sont impuissants à infléchir l'avenir, les bilans ne servent à rien.
Ce soir, le passé est si lourd qu'il a écrasé l'avenir.

Ce soir, le monde est braises et cendres. Et même les braises s'éteindront. Même le rouge du sang s'effritera en même temps que les cris cesseront de crépiter.

Ce soir, j'ai été lâche, mais en fin de compte, ça non plus n'a aucune importance. Oui, ça aussi c'était ce soir : on m'a demandé ma vie pour le sursis d'un million d'autres. Tout s'est passé ce soir.
J'aurais dû approcher mon avion de l'ogive stratosphérique pour l'empêcher de s'abattre au cœur de la ville. Je transportais une bombe H dont l'onde de choc aurait fait exploser le missile en vol. Mon cerveau aurait été vaporisé avant de pouvoir analyser le mouvement de mon doigt sur la commande.
Et j'ai dit cette petite phrase à mon copilote : « je ne veux pas mourir ».
« Moi non plus », et on est parti plein nord comme des salauds, un million de futures victimes sur la conscience. Ç'aurait été les six milliards d'humains, j'aurais fait pareil. Et je pense que lui aussi.
Parce que mourir est la chose la plus vaine qui soit.

Ce soir, je regarde la mer gelée à perte de vue, je regarde notre avion qui finit de flamber, et je me demande comment ce qui vivait dans la première a pu, après une évolution trop longue, construire la bombe atomique qui se trouve dans le second. Comment la chimie et la biologie ont pu nous engendrer, nous, animaux inférieurs, dégénérescences capables de manipuler la matière à des niveaux que même elles ne contrôlent pas. La nature aussi a donc engendré ses monstres. Des monstres dont la raison sommeille.

Mon avion flambe, et pour ne pas mourir de froid, je reste près de ces tôles contenant le carbone de mon copilote et une bombe atomique. Une bombe tellement effrayante qu'on l'a construite à l'épreuve des crashs et des incendies. Une bombe à laquelle je m'adosserai demain pour profiter du peu de chaleur qu'elle rayonnera encore.

Puis quoi ? Je partirai sous le soleil de midi. Sans chercher les miens, j'avancerai vers le soir, vers des sapins que j'imagine là-bas. J'ai déjà écrit la fin comme j'aimerais qu'elle soit. Le froid m'engourdira, je tomberai sur le flanc dans la neige. Quelques larmes cristallisées m'apporteront encore le papillotement d'une aurore boréale. Sous ce toit suprême que je partagerai avec eux, les loups se nourriront de ma carcasse.
Et ma mort aura été moins vaine. J'aurai aidé des animaux. Que les monstres se débrouillent entre eux.