Numérotation des webs
… Prospective en roue libre.
Je lisais à tout à l'heure un article de Libération sur la conférence « Web 3 » organisée à Paris par le gratin de la blogeoisie franco-mondiale. D'où quelques réflexions…
État des lieux
Le web 3, tout ce qu'on semble en savoir, c'est qu'il va succéder au web 2 et que ce sera mieux (bref, tout le monde le cherche pour lui sauter dessus). Et le web 2, c'est à peu près ce que vous avez sous les yeux : un web dont l'utilisateur est producteur, un web égocentré, un web qui se vit et dont les tags, commentaires, statistiques, oneliners et autres webgets dynamiques mutent quotidiennement. Car dans ce web-là, celui qui ne bouge pas meurt. Ce web est une toile dont les fils ne relient plus des liens hypertexte mais relient directement les utilisateurs en espèces d'amas communautaires qui s'intersectent à l'infini en fonction des intérêts et des amitiés de chacun. C'est aussi, évidemment, une manne commerciale pour les entrepreneurs qui sauront fournir les outils de diffusion : systèmes de blogs (BlogSpot…), de diffusion audio, photo ou vidéo à grande échelle (YouTube, DailyMotion, Flickr…), etc. Il y a, parallèlement, une forte demande pour les outils « d'information augmentée » qui enrichissent votre contenu en l'étiquetant à votre place (Last.fm, digg, agrégateurs…), étant entendu que l'information augmentée l'est aussi de quelques liens commerciaux, contrepartie implicite, généralement discrète, donc insidieusement acceptable (cliquez sur une de mes musiques récemment écoutées, affichées en colonne de droite, et vous verrez que sur la page Last.fm, le lien affilié Amazon n'est jamais loin). Enfin — et je m'excuse, ou me targue, de n'être en cela pas pleinement représentatif —, le web 2 se doit d'être affiché avec une mise-en-page sans fioritures (les cadres aux coins arrondis font un tabac), une fonte sans serif, un corps de texte en noir ou gris sur fond blanc et des titres en couleur bonbon pastel.
Diffusion vs. augmentation
J'ouvre ici une parenthèse plus technique concernant les deux types d'outils cités plus haut : la diffusion de contenu et l'augmentation de contenu. Il est évident que le réel intérêt commercial se situe dans ce dernier type d'outil, ce que j'ai appelé plus haut l’information augmentée.
La diffusion de contenu, elle, est une facilité offerte aux blogueurs dont les outils sont purement algorithmiques, donc seront tôt ou tard la proie d'outils libres suffisamment faciles à utiliser pour que chacun devienne, depuis son ordinateur personnel (ou un hébergement fourni avec son abonnement au net), son propre serveur de diffusion. C'est le cas du blog que vous avez sous les yeux qui utilise DotClear, un système libre (et principalement français… youpi). Il est aujourd'hui impossible d'en faire de même pour l'hébergement de vidéo, mais des systèmes de diffusion de flux vidéo en pair-à-pair sont en cours de développement et permettront, avec un ordinateur lambda et un abonnement internet lambda, de diffuser de la vidéo à l'échelle planétaire. Toutefois, ces outils ne pourront supplanter les systèmes centralisés (DailyMotion & Co.) qu'à la condition d'être au moins aussi faciles d'utilisation. Comme le monde du logiciel libre entre dans l'ère de la gestion de projet de qualité industrielle (Firefox en est l'exemple flagrant), on peut avoir bon espoir. D'ailleurs, il se trouve de plus en plus d'entreprises dont le métier est d'empaqueter du logiciel libre dans une boîte facilement utilisable (ne serait-ce qu'Apple avec un certain nombre de composants de Mac OS X). Bref, il va y avoir du monde et on peut prévoir de gros changements structurels dans le secteur.
L'augmentation de contenu, en revanche, ne peut que difficilement se départir de l'utilisation d'un système centralisé. La richesse de Last.fm, c'est surtout sa base de données et son réseau de liens. Or, il est peu probable (quoique pas impossible) qu'un projet libre vise à singer cela. La valeur, aujourd'hui, est plus dans ce qu'on sait que dans ce qu'on sait faire car en informatique, n'importe quelle société de service sait à peu près tout faire techniquement. Aujourd'hui, il faut savoir savoir. Il faut cesser de se préoccuper de la conception des blocs de base ; il faut imaginer comment on peut les interconnecter pour créer du savoir. La richesse est dans la vision de la structure.
En réalité, c'est sans doute un équilibre qui s'établira entre solutions commerciales et solutions libres, mais au profit du libre par rapport à la situation actuelle (vous avez remarqué les efforts que font les grands sites « web 2 » pour ne pas avoir l'air commercial ? Serait-ce, en plus de l'aspect immédiatement séduisant pour l'utilisateur, pour ne pas provoquer de réaction du côté du libre ?).
Fermons la parenthèse.
Besoins
Revenons à la situation actuelle. Le web paradoxalement communautaire et égocentré est en plein boum. On se demande quelle sera sa prochaine grande évolution structurelle (j'entends par là une évolution plus sérieuse qu'un abandon des titres en couleur bonbon pastel). Il faut peut-être déjà se demander pourquoi ce web 2 marche si bien. C'est là que je me suis rappelé un morceau de cours de gestion des entreprises : la pyramide des besoins. Il s'agit d'une hiérarchisation des besoins de l'individu, du plus vital (base de la pyramide) au moins indispensable (sommet). Je passe sur le premier niveau qui est acquis pour quiconque a de quoi se payer un ordinateur et un accès au net (besoins physiologiques : nourriture, sommeil, chauffage…). L'utilisation d'un ordinateur connecté au net peut éventuellement intervenir dès le second niveau, le besoin de sécurité : chez soi, devant son ordinateur, on est indéniablement en sécurité. Quant à la sécurité morale, psychologique, affective, le net peut la garantir partiellement en offrant un moyen de communication avec ses proches physiquement éloignés. Vient ensuite le besoin de reconnaissance et d'appartenance sociale. Le web communautaire répond évidemment très bien à ce besoin qui est celui de s'intégrer à un groupe (et de ce point de vue, l’homo informaticus est la bête la plus grégaire qui soit : chacun singe son voisin). Besoin suivant : l'estime de soi et des autres. Avec les systèmes de commentaires, de notations mutuelles, de digg, de rétroliens (trackbacks), etc., on est en plein dedans. Enfin, tout en haut, le besoin d'accomplissement personnel : le besoin d'apprendre de nouvelles techniques, de faire des efforts sans y être obligé, de contribuer au monde où l'on vit… Pas besoin d'expliquer en quoi les sites communautaires (Wikipédia en premier !) répondent parfaitement à ce besoin, hein ?
Mais… La pyramide est remplie. Le web 2 répond à tous les besoins imaginables de ses utilisateurs-producteurs-collaborateurs ! (C'est là qu'arrive la question qui s'impose : et le sexe ? Il n'a pas de place explicite dans la pyramide des besoins mais d'autres classifications arrivent à le caser. En fait, le sexe n'est pas très web 2, pas assez public. Et puis, il y a des difficultés techniques dont il vaut probablement mieux qu'elles restent insurmontables le plus longtemps possible. Mais, après tout, si le web 2 se résume par « montrons-nous nos vies », peut-être que le web 3 que tout le monde cherche, ce sera « montrons-nous nos culs » ?)
Bref, j'ai forcé le trait et il est — heureusement ! — des besoins qui ne sont que très imparfaitement comblés par un écran, mais l'idée est là : le web 3 n'a plus de place dans la pyramide. Le web 3 aura du mal à mieux répondre de manière globale à nos besoins. Le web 3 sera donc une évolution technique du web 2. Peut-être énorme, qui sait, mais technique.
Conclusion
Personne ne peut dire s'il y aura jamais une chose qui méritera d'être nommée web 3. Peut-être que la suite du web 2, c'est la mort du web 2 et l'apparition d'un média nouveau porté lui aussi par le net ?
En revanche, il apparaît de manière à peu près évidente que le web va vers une densification de l'information, vers l'apparition de méta-information, vers le recoupement automatique de données, vers des protocoles ouverts de transmission de ces méta-informations, vers de la collecte en temps réel de données personnelles plus ou moins futiles, comme si tout cela avait une quelconque valeur, comme si tout méritait d'être enregistré. Le web va vers une virtualisation du soi, non pas dans le sens d'un avatar de jeu vidéo, mais dans le sens d'une entité productrice et consommatrice d'information. Le citoyen virtuel existera au second degré, derrière sa création. Elle sera son visage. Chirurgie esthétique intellectuelle. Schyzophrénie de toutes nos apparences. Nous ne sommes plus que par ce que nous faisons, et ceux qui nous aident à faire, ceux qui nous aident à avoir l'air, sont les vendeurs de rêve qui s'en sortiront le mieux.
Vendeurs de rêve… Charlatans ?
La citation du jour
Qu’une personne vous manque est moins grave que de ne manquer à personne.
Grégoire Lacroix
12 décembre 2006
Commentaires
pffffff... moi, commun(e) des mortel(lles), pô compris tout ce charabia, je savais même pas qu'on était en web2....(je préfère quand t'es chiant/mélancolique ;op )
C'est pas bizarre que j'aie renseigné mon pseudo et adresse mail en typo noire sur fond noir? des fois que j'écrive des bêtises....
12 décembre 2006
Tiens, je me demandais ce qui se passait quand quelqu'un qui écrit son blog perso se met à y mettre des billets un peu techniques. En fait, ça passe bien et c'est presque plus intéressant que tes histoires de fenêtres...
A mon humble avis, le "web 2" a de beaux jours devant lui, il s'arrêtera quand les actions de Google commenceront à chuter... là on aura le temps de réfléchir au Web 3.
Pourquoi pas un Web qui ressemble de plus en plus à ton bureau ? Un web pour utiliser tes applications bureautiques (hop, on vire excel, on prend google spreadsheet...).
Ton pc n'est plus qu'un terminal, tout le contenu est hébergé à distance, partagé éventuellement, les applications web, tirant parti d'Ajax et Flash, ressemblent enfin à de vrais trucs utilisables...
Ah oui, Google le fait déjà...
Bon, je prépare ma revanche à cet article, j'ai un article sur MySQL, Postgres, Slony, RubyOnRails à écrire, moi ^_^
12 décembre 2006
Bon article, intéressant pour un non-initié au monde l'informatique... Toutefois, je capte toujours pas le besoin de numéroter le web, c'est un truc tellement abstrait. C'est comme si le Moyen-Âge devenait Histoire 2 ou un truc du genre... Bref ^^
12 décembre 2006
Toujours marrant de voir un de ses cours ressortir quand on lis un texte (ici la pyramide de maslow ;p)
pour moi le web 2.0 ça a été tous simplement la démocratisation a grande échelle des blogs... après pour la suite on verra !
En tous vas parler de web 3.0 a l'heure actuelle me semble prématurée... Enfin bon ils font comme ils le sentent !
12 décembre 2006
Oui, le terme « web 2 » est assez mauvais dans le sens où il banalise cette évolution comme un processus qui pourrait se reproduire avec un 3, un 4, etc. (et comme je l'ai expliqué, je doute que cela arrive), mais puisque tout le monde l'utilise…
Par contre, je ne crois pas trop à un basculement total vers des solutions applicatives web. C'est pratique, surtout quand on n'est pas sur sa machine, mais ergonomiquement, ça reste à cent lieues d'une application native qui tourne sous l'OS de la machine. Et il faut réapprendre de nouveaux réflexes avec chaque nouvelle application, vu que l'uniformité en est assez limitée. Pour l'instant, je vois plutôt ça comme de belles prouesses techniques, et pour rien je n'échangerais l'IHM native d'OS X contre un baril d'AJAX, aussi bien fait soit-il.
Laure : je vais voir pour le problème de couleur. Et pour le charabia, j'avais pourtant fait attention à utiliser un langage pas trop technique… :/
P.S. : au fait, je revendique les néologismes égocentré, webget et information augmentée (ou augmentation de contenu). Si vous les revoyez un jour… ;)
12 décembre 2006
En tout cas le web 2 répond bien au besoin essentiel de pignolage et de tripotage.
J.-P. Coffe dirait: quand on produit de la merde, on aggrège de la merde ^^.
Peut-être que le web 3 sera celui qui parlera moins de lui-même.
12 décembre 2006
Ouais… Je vais plutôt parler de mes fenêtres, en fin de compte.
Plus sérieusement, un système qui ne garde pas un œil sur lui-même part rapidement en vrille (divergence en boucle ouverte, etc.). Plus un système évolue rapidement, plus il doit, pour sa propre subsistance, s'auto-réguler, donc s'analyser. Et le web évolue très rapidement. Si le web 3 parle moins de lui-même, c'est qu'il n'évoluera plus beaucoup.
Par ailleurs, oui, les blogs dépassent rarement le médiocre (et je n'imagine pas, en parlant de fuite d'eau et autres sujets aussi passionnants, échapper aucunement à la règle). Mais c'est aussi la première fois qu'à l'échelle mondiale, la voix du peuple (plutôt, de sa composante assez fortunée pour avoir un ordinateur et le temps d'écrire) est accessible au peuple (idem). Peu importe ce qui se dit : ça se dit et c'est déjà énorme. Après, chacun y trouve — y agrège — ce qui lui plaît. Car sur une telle quantité, il n'y a pas que de la merde. ;)
13 décembre 2006
Globalement j'ai l'impression que tous les medias vont vers le "plus de voix au peuple": par exemple on passe plus à la télé et la production littéraire augmente. Et on taxe Ségolène Royale de populisme justement pour ses positions sur la démocratie participative. Je doute donc que cette tendance soit spécifique au net. Et comme tu le dis l'aspect mondial et universel est à relativiser (certains s'étaient interrogés sur l'américanisation de la wikipédia, par exemple).
Dans ce tas d'information, il y a du bon et beaucoup de mauvais, réduction de la sélection oblige. Le mauvais fait-il pollution au bon ?
Un raisonnement du type Singe Savant conduit effectivement à penser que "chacun y trouve ce qui lui plait". En supposant que ce soit vrai, je n'ai pour ma part pas encore fini de me pignoler sur les implications de cette phrase.
Dans un registre plus pragmatique:
www.liberation.fr/actuali...
13 décembre 2006