Début des années 80. Un groupuscule travaille dans le plus grand secret à changer le monde.

24 janvier 1984. Leur action est lancée.

Elle aboutira.


Ceux qui me connaissent savent de quoi je parle ou souriront en le découvrant. Vous qui êtes chez vous, la main posée sur une souris, en train de lire ce blog et de parcourir l'internet comme si c'était la chose la plus naturelle et facile au monde, êtes le produit du rêve de cette bande de fous subversifs.

À une époque où l'ordinateur était une bête obscure, indomptable sans un long apprentissage et communiquant avec l'être humain en criant de petits caractères de texte vert ou blanc sur fond noir, ils rêvaient d'en faire un être hospitalier et familier.

À une époque où les seules machines réellement capables se trouvaient dans les laboratoires de recherche et coûtaient le prix d'une voiture, ils rêvaient d'en voir dans tous les foyers.

Ils étaient passionnés, doués, conscients d'avoir entre les mains quelque chose d'extraordinaire et pendant quelques années, ils firent tout, absolument tout, pour que ce rêve devienne réalité.

Et ils créèrent le Macintosh.

On parle souvent d'Apple comme de l'entreprise créée dans le garage des parents de Steve Jobs et on imagine que c'est là que naquit le Mac, ce qui est totalement faux. Le Mac arriva des années après la création d'Apple, alors que l'entreprise engrangeait déjà d'énormes bénéfices grâce aux ventes de l'Apple II, un ordinateur génialement conçu par Steve Wozniak mais inaccessible au novice. À cette époque, Apple commence à se doter d'importantes équipes commerciales et de managers, et on sait combien ces derniers sont attachés à la rationnalité des processus décisionnels, aux bilans prévisionnels, aux délais… L'histoire du Mac, c'est celle d'une bulle de rêve qui arrive à se frayer un chemin dans un Apple grossissant et se rationnalisant, un Apple qui sait de moins en moins rêver. C'est celle d'une équipe de quelques personnes d'exception qui veulent croire que le génie créatif a toujours sa place chez Apple. Parmi elles, Andy Hertzfeld.

La bonne idée qu'a eue Andy, il y a de ça quelques années, est de créer un site internet dédié au récit de cette épopée sous forme de courtes histoires thématiques. Un récit auquel pourraient contribuer tous les acteurs de l'histoire. Et ils le firent. Sur folklore.org, cent dix-huit petites histoires racontent la création du Macintosh.

Et c'est passionnant. Ça l'est pour moi qui suis d'une certaine manière un produit du Macintosh (j'y reviens plus bas) mais ça passionnera également quiconque peut s'intéresser au récit épique de la création d'une icône moderne qui changea son époque, récit aux personnages hauts en couleurs. Voir tout cela raconté par les acteurs même de l'histoire est extrêmement plaisant : on est dans la confidence mais aussi dans le didactique. On est remis dans le contexte technique de l'époque et on comprend alors le tour de force que ce fut de créer cette machine qui pourtant nous semble si naturelle aujourd'hui, ce premier Mac beige avec son petit écran bleuté perché sur un lecteur de disquette, son clavier détachable et sa souris à un bouton. Comme s'il fallut que tout cela existât et qu'une espèce de main divine guidât Bill Atkinson, Burrell Smith, Susan Kare, Andy Hertzfeld, Bruce Horn, quelques autres et évidemment Steve Jobs qui n'a jamais programmé mais dont la maniaquerie perfectionniste et l'entêtement culotté poussèrent l'équipe à se surpasser.

Je disais un peu plus haut que je suis un produit du Mac. Dire cela semble soit exagéré soit pathétique mais je ne crois pas que cela soit l'un ou l'autre. J'ai été attiré très tôt par tout ce qui est électrique ou électronique. Je me rappelle avoir joué un nombre incalculable de fois avec un MO5 en carton que mon frère m'avait fabriqué ; j'avais peut-être six ou sept ans et je tapais sur les fausses touches en faisant comme si. Plus tard, en CM2, j'ai eu l'occasion d'utiliser de vrais ordinateurs : la directrice de l'école primaire nous laissait utiliser après les cours, avec un copain (coucou Bertrand), les ordinateurs de la salle d'informatique pour mettre en page notre fanzine sur les jeux vidéo (je crois qu'aucun numéro n'est jamais sorti). Mais surtout, je me rappelle qu'un jour, peut-être un an ou deux auparavant, mon père m'avait emmené chez un voisin qui avait un Mac Plus. Je n'avais jamais utilisé un ordinateur. Après une minute d'explications, je savais utiliser la souris et je dessinais dans MacPaint. Je suis reparti enchanté avec mon dessin imprimé sur une LaserWriter.

Quand j'ai eu douze ans, mon père a acheté un Mac II. Pour moi, c'était ça, un ordinateur. Ça marchait, c'était facile à utiliser, cohérent, intuitif. Je compris progressivement que c'était là une exception dans le monde de l'informatique. D'une certaine manière, je ne faisais pas plus d'informatique qu'un conducteur d'automobile ne fait de mécanique. Avec HyperCard, même la programmation devenait un jeu d'enfant (que j'étais). Cette première expérience a totalement défini ma vision de l'informatique grand public jusqu'à aujourd'hui : c'est à l'application de se rendre humblement accessible à l'utilisateur. Mais créer de l'évidence n'a rien d'évident. La lecture qui m'a le plus influencé dans cette optique est celle des Apple HIG (Human Interface Guidelines — recommandations pour l'interface homme-machine). Et une leçon inestimable : dans tout ce qu'on fait, les détails comptent énormément.

Aujourd'hui, suite logique, je suis ingénieur en informatique et je garde précieusement tout ce bagage d'utilisateur de Mac, bien conscient que l'extrême simplicité d'utilisation du premier Mac, autrefois considérée simpliste et puérile, est au contraire un stade extrêmement avancé de sophistication.

La lecture des histoires rassemblées par Andy Hertzfeld m'a donc permis d'apprendre et de comprendre d'où vient ce que — au moins dans mon rapport à l'informatique — je suis aujourd'hui. D'une bande de fêlés qui se voyaient comme des artistes sur le point de changer le monde. Et qui l'ont fait avec beaucoup de concessions personnelles et peu de compromis.

Voir aussi

Orchard : un historien raconte Apple

La citation du jour

La meilleure façon de prédire le futur est de l'inventer. Alan Kay (inventeur de Smalltalk)