Une petite chronique BD, ça faisait longtemps.

Je pourrais parler une énième fois de Taniguchi et de son dernier manga paru en France, Le Sauveteur (Casterman), qui est pas mal mais bien en-dessous de ce à quoi nous a habitué l'auteur. Je pourrais parler de la réédition en un album, chez Casterman, des Phalanges de l'ordre noir et de Partie de chasse d'Enki Bilal et Pierre Christin, deux œuvres géniales qui laissent perplexe quand on voit ce que fait Bilal aujourd'hui. Je pourrais aussi parler des Sous-sols du Révolu de Marc-Antoine Mathieu (Futuropolis / Musée du Louvre Éditions) où, tandis que le personnage explore les sous-sols du musée du Louvre — pardon, du Révolu —, l'auteur, lui, explore encore un peu plus avant les tiroirs de notre monde à tiroirs, pour lequel il semble avoir une grande et sincère affection — si l'on part du principe qu'on ne parle bien que de ce qu'on aime. Je pourrais aussi parler de One Day, première BD du Chinois Benjamin mais dernière parue chez nous… Quoique, non, elle, je ne l'ai pas encore lue.

Non ! Je parlerai d'une des séries les plus atypiques et sympathiques de la bande dessinée francophone.

Ce sont des alpages vastes comme quatorze albums, des pâturages nés il y a trente-quatre ans dans l'esprit génial de F'murrr.

Le Génie des alpages, c'est comme toutes ces bonnes choses acides, amères ou pimentées qu'il faut goûter plusieurs fois avant de les aimer et dont l'intérêt se fait évidence à la longue.

Dans l'immensité des alpages, voilà la vie d'un berger, son chien érudit, son troupeau de brebis caractérielles et leur maigre entourage — auquel il convient d'ajouter les touristes (idiots à supprimer), les aviateurs égarés, les intrusions administratives, les ovnis, etc.

C'est un quotidien fait de situations et de discussions tantôt philosophiques, tantôt absurdes, souvent les deux, avec beaucoup d'humour voire une pointe de poésie. Le Génie des alpages est un tableau social juste (donc parfois caustique) et drôle, où la prise de tête reste enfermée dans les cases et les phylactères, d'où ne transpire plus qu'intérêt et amusement. Car une brebis qui cite Einstein (« pas le violoniste »), c'est de la comédie, comment faire autrement ?

Quant au dessin, c'est ce que j'évoquais plus haut à propos des bonnes choses : on le trouve d'abord brouillon et criard, inabordable, puis le déclic se produit et on ne souhaite plus qu'une chose, s'y replonger. Parce qu'en réalité, le génie des alpages, c'est F'murrr. Voilà trente-quatre ans qu'il porte seul sa série, qu'il fidélise ses lecteurs devenus accrocs à des personnages hautement sympathiques, à une écriture intelligente et malicieuse, à un dessin totalement approprié, à un grand sens de la composition et à une absence totalement plaisante de sérieux.

Si j'en parle, c'est aussi parce que le dernier album, … Courent dans la montagne, est sorti il y a deux mois, pour dire lapaliçadement qu'il succède parfaitement à ceux qui le précèdent.

Ainsi, on a droit au politicien à écharpe qui répète son discours de pure rhétorique vide de sens dans l'immensité des montagnes, sous les remarques cyniques de notre tandem chien-berger (« Ainsi mon troisième maître mot sera-t-il : victimes. — N'hésite pas à abuser des grands mots… Plus tu en uses, plus tu les uses, et leur sens s'en va s'effilochant dans la mémoire. »).

On découvre aussi Coin-Coin, ami terriblement beauf et globalement insupportable (« Pas d'bile ! Ça vââââ. Ouais… ») d'Athanase le berger, dont les brebis se demandent si elles doivent le garder tandis que lui les prend pour des chèvres.

Il y a ce regard sur la société de consommation et de règlements administratifs où la brebis Pixelle (je simplifie) a mal aux pieds parce qu'elle a des chaussures trop petites parce qu'elle les a fauchées parce qu'elle n'allait pas payer si cher pour des chaussures qui lui font mal aux pieds (qu'elle tenait à avoir « rapport à la sécurité en montagne »). Et les autres brebis de persuader le berger que Pixelle va bien pour éviter l'abattage du troupeau.

Et tant d'autre choses, et les treize albums précédents à rattraper pour ceux qui ne connaissent pas.

Bien. Je pars cinq jours en Belgique et vous avez de la lecture.

La citation est de retour

Si le ciel est un parapluie, où sont les baleines ? — F'murrr, Le Génie des alpages