J'étais étudiant et emmener le linge à la laverie était une des pires corvées de mon existence, avec remplir les formulaires de la sécu et réviser les partiels de maths.

Un coin du studio était dévolu au linge sale, un coin de la pièce entre le lit et le mur. L'endroit se remplissait de vêtements à force de trajectoires balistiques tantôt tirées, tantôt pointées. L'aire d'arrivée était occupée par une petite valise à roulettes. Quand elle était ouverte, les vêtements s'y entassaient. Sinon, ils s'amassaient dessus jusqu'à l'occulter.

La laverie était à cinq minutes de marche. Il fallait, auparavant, réunir l'appoint de monnaie. Trois euros pour le lavage et un euro, ou cinquante centimes, je ne sais plus, pour la lessive. La machine ne rendait pas la monnaie. Plusieurs fois, j'ai acheté une babiole à un commerçant pour casser un billet. Le dimanche, c'était un défi en soi.

C'était une jolie petite place avec une terrasse de café, quelques restaurants, des platanes et la vue, au bout d'une rue, sur l'église Saint-Aubin. La laverie comptait cinq ou six machines à laver et quatre séchoirs. La première année où j'y allais, c'étaient de vieux séchoirs à gaz. On voyait les brûleurs au fond et parfois, une flamme venait lécher le linge. Les machines électriques flambant neuves installées l'année suivante n'atteignaient pas la moitié de leur efficacité.

Trouver un lave-linge libre était parfois difficile, surtout en début de soirée. Plus d'une fois je suis reparti avec mon linge sale. Quand il y avait de la place, il fallait encore compter sur la présence de lessive dans le distributeur et sur celle du gobelet en plastique censé la recevoir. Il m'est arrivé de tendre les mains en coupe à la place. Il m'est arrivé, la réserve étant vide, de racler la poudre amassée au fil des jours au fond du réceptacle et de frapper la tôle pour en faire descendre encore un peu. Il m'est arrivé, enfin, de repartir avec un linge non seulement sale mais mouillé d'avoir été posé dans une machine qui venait de servir. Étonnamment, il m'a fallu plusieurs mois avant de réaliser que je pouvais venir avec ma propre lessive.

Cette étape — la plus délicate, il faut le dire — étant passée, je disposais de 35 à 40 minutes pendant lesquelles la machine était verrouillée pour vaquer à mes occupations sans grand risque de me faire voler mes affaires. Je rentrais généralement chez moi.

Il était primordial de revenir à l'heure à la laverie. Ainsi, un jour où j'avais dix minutes de retard, une famille complète d'attardés mentaux (ce n'est pas une figure de style : ils étaient tous réellement débiles profonds, pas méchants) avait déménagé mon linge propre et humide sur un banc crade pour pouvoir prendre la place sans attendre. Par la suite, d'autres furent plus corrects en transvasant les affaires dans un séchoir libre.

Cela m'amène doucement au point focal de ce récit incongru.

Le séchage ayant commencé, je m'asseyais sur un des sièges en plastique oranges vissés au mur et j'empoignais un livre. L'efficacité du cerveau est stupéfiante dès qu'il s'agit de résoudre des associations d'idées. Ainsi, par un phénomène que l'on pourrait appeler laverie de Proust, je me rappelle avoir lu Babylon Babies de Dantec ainsi qu'au moins deux livres de William Gibson : Comte Zéro et Tomorrow's Parties. Le plastique orange des sièges thermoformés ; les machines grognant et tournant ; le sol en béton ; l'éclairage fluorescent violent et froid qui repoussait la nuit tombante ; ce n'est pas un hasard si je lisais du cyberpunk, cela collait si bien à l'ambiance.

Ainsi, ma pire corvée avait son moment de grâce. Les séchoirs fonctionnaient par quarts d'heure. Quand le linge n'était pas sec, je remettais une pièce comme on rendort son réveil-matin : quinze minutes en plus, quinze minutes de lecture en harmonie parfaite avec le lieu et qui rendaient l'attente très supportable. De l'automne au printemps, la nuit tombée, le ronronnement des machines, leur chaleur, l'odeur de linge propre et l'uniformité violente de la lumière ambiante devenaient presque souhaitables, une fois qu'on y était.

L'odeur de linge propre, mince axone conducteur des pensées de ce soir. L'odeur de mes doigts qui venaient d'étendre le linge a libéré un hoquet de souvenirs et me voilà à raconter des séances de laverie.

Aujourd'hui, on a un lave-linge dans la colocation. C'est un confort immense. Mais je ne lirai plus Gibson sous les grésillements des tubes fluorescents.

sieges-laverie.jpg Photo: laundromat color par jek in the box / flickr, sous licence CC by-nc-nd.