Il tend le bras vers l'appareil, et aussitôt, son nom, sa photo et un numéro matricule s'affichent sur un écran vissé dans le mur. Sans un mot, les videurs s'effacent pour le laisser entrer. Le système informatique du Club l'a reconnu, car il s'est fait implanter dans le haut du bras un"Verichip" : un tube en verre ultrarésistant de la taille d'un gros grain de riz, contenant une puce électronique, un émetteur récepteur et une antenne. […] Pour devenir un "VIP implanté", il faut payer 1 000 euros […]. L'opération est effectuée par un médecin, qui fait une piqûre anesthésique dans le bras du patient, puis injecte l'implant entre le derme et le muscle à l'aide d'une grosse seringue biseautée.

[…]

Le Verichip, fondé sur la technologie dite RFID (identification par fréquence radio), est fabriqué par la société américaine du même nom […], qui a simplement amélioré un système couramment utilisé aux Etats-Unis pour marquer le bétail et les animaux de compagnie.

[…]

Au Mexique, les autorités ont tout de suite considéré cette nouveauté comme un outil de contrôle et de sécurité. […] Désormais, les portes des bureaux ministériels abritant des documents confidentiels et de différents lieux sécurisés sont commandées par des lecteurs de Verichip : contrairement aux cartes magnétiques et aux beepers, les implants ne peuvent être ni perdus, ni volés – ni revendus. […] Quand des scanners plus puissants seront installés dans les couloirs et les escaliers, le système permettra aussi d'enregistrer les allées et venues des fonctionnaires…

[…]

Début 2006, plus de 2 000 personnes de par le monde avaient un Verichip dans le bras. Verichip est la seule société commerciale présente sur ce marché, mais elle subit depuis quelques mois une concurrence inattendue. Aux Etats-Unis, des bénévoles passionnés de nouvelles technologies ont entrepris de fabriquer artisanalement leurs propres systèmes, et s'en servent sans en référer à quiconque. Sur Internet, ils ont créé une communauté informelle très active. Ils se sont baptisés "The Tagged", les étiquetés.

[…]

Mikey Sklar, 28 ans […] vit avec un chip RFID implanté dans la main gauche, entre le pouce et l'index : "C'est un modèle bas de gamme, un peu gros, fabriqué en série pour le bétail. Je l'ai payé 2 dollars, et les lecteurs 40 dollars pièce. Au début, je voulais le faire poser par un vétérinaire. Finalement, j'ai fait appel à un ami chirurgien, mais il a quand même enfoncé le chip avec un pistolet conçu pour les vaches. La cicatrisation a été un peu longue, mais à présent, tout va bien."

[…]

"J'ai […] fabriqué un petit écran sans fil : quand je passe la main devant, il me reconnaît et affiche mes e-mails ou mes sites favoris. […] J'ai toujours été attiré par l'idée que, un jour, l'homme et la machine allaient fusionner, s'interpénétrer. Ce processus est déjà en cours […]."

[…]

Cela dit, la bande des "étiquetés" ne rêve pas d'un monde où toute la population porterait un chip, et certains se disent prêts à se battre pour faire respecter les droits de ceux qui n'en voudront pas. Pour leur part, ils refuseront les systèmes vendus clés en main par des entreprises commerciales comme Verichip, dont les logiciels sont verrouillés et secrets. Ils jurent de rester fidèles aux systèmes artisanaux, qui sont libres, ouverts, et fabriqués en toute transparence grâce à un travail collectif.

[…]

Dan, qui soigne son look punk et se définit comme le "Digital Boy du XXIe siècle", a le sentiment d'être un précurseur, mais plus pour longtemps. […] "En Angleterre, je vois bien que les adeptes du piercing et du tatouage vont adopter les implants, comme une mode. On va assister à la fusion entre deux tribus urbaines, les passionnés de technologie et les passionnés de modification corporelle. D'ailleurs, mon chip a été posé par ma copine, qui tient un salon de piercing. Ensuite, tous ces jeunes vont inventer librement de nouvelles façons de se servir des implants, selon leurs besoins ou leur fantaisie."

(Article du Monde, avril 2006. Les coupes sont de moi.)

C'est dingue. Pas la technologie — ce n'est jamais qu'un petit résonateur haute fréquence, une antenne, dans une coque en verre — mais ce qui se passe autour. Les cyberpunks, rats gênants aux pieds de multinationales opaques, tous évoluant dans un même monde fait d'information : ça, c'est du pur Gibson. Les implants en do-it-yourself ou bien posés par des médecins plus ou moins scrupuleux, certains conçus pour le bétail ; l'homme underground qui se mécanise inexorablement : Tetsuo, de Shinya Tsukamoto.

Et voilà, c'est sorti du roman, sorti du film, pour atterrir dans Le Monde. Et encore, l'article a plus d'un an, et ça évolue vite, ces trucs-là, alors aujourd'hui… ? Est-ce qu'on aurait arrêté de s'intéresser au futur parce qu'on a déjà du mal à connaître le présent ?


P.S. : tout ça m'a rappelé une nouvelle que j'ai écrite sur le thème il y a quasiment dix ans et que je n'avais pas relue depuis des années. Aujourd'hui, certaines phrases me font rire et ce n'était pas toujours le but recherché, mais entre ces accès de médiocrité, ma foi, c'est un peu moins mauvais que ce à quoi je m'attendais, quoi qu'un peu naïf.