Voilà une petite réflexion qui tourne depuis longtemps dans ma tête et dont les implications m'ennuient.

Faisons une petite Gedankenexperiment. Imaginons ce futur, peut-être pas si lointain, où en câblant les choses correctement, nous aurons permis à des être virtuels de vivre dans un monde virtuel, dans une mémoire d'ordinateur, par exemple. Dans ce futur, ces êtres ont, à leur niveau, développé une conscience d'exister. Ils ont développé la curiosité du monde où ils évoluent, ainsi qu'une science fondamentale. Ils veulent comprendre la logique de leur monde. Quelles sont les règles élémentaires desquelles tout enchaînement d'événements peut être déduit. Ils sont doués, ils sont très doués. Ils finissent par comprendre chaque fonction logique élémentaire du programme de leur monde. Ils finissent par être capables de produire le code source d'un programme exactement équivalent à leur monde. Ils l'exécutent dans une machine qu'ils ont créée et constatent qu'effectivement, l'histoire du commencement de leur monde se déroule sous leurs yeux.

Mais jamais, jamais ces êtres ne seront capables de remonter au-delà de cette logique élémentaire. C'est-à-dire que de rien, d'absolument aucun élément de leur monde ils ne pourront déduire que cette logique est exécutée (par exemple) par un circuit électronique. Notre existence leur est à jamais inaccessible. Pour qui n'en est pas convaincu, la preuve est élémentaire : on pourrait, en théorie, construire un processeur d'ordinateur avec des conduites d'eau et des vannes à commande hydraulique. Le comportement de l'ordinateur en serait inchangé (sinon sa vitesse, mais pour les habitants de notre petit monde virtuel, cela ne ferait aucune différence : si les choses autour de vous ralentissent mais que votre cerveau en fait de même, vous ne percevrez aucun changement).

On a donc une frontière parfaitement imperméable entre deux niveaux de réalité. Nos objets ne font même pas partie de leur monde. Ils ne peuvent pas pénétrer dans notre monde. Ils ne peuvent sans doute même pas l'imaginer, même par accident. Et pourtant, leur monde fonctionne grâce à des choses de notre monde.

Maintenant, si notre monde est l'exécution d'une logique sinon simple, du moins élémentaire, nous pouvons essayer de l'appréhender. Nous pourrons peut-être un jour cerner les briques de base de cette logique. Peut-être que nous n'en sommes pas si loin, que nos particules élémentaires sont, si ce n'est la couche inférieure, au moins une couche très basse, pourquoi pas. Et, ainsi, plus on descend, plus on va vers l'abstrait, plus les propriétés communes à notre réalité macroscopique perdent leur sens les unes après les autres, plus on s'approche de comportements simples et primitifs qui servent de constituants de base à tout le reste. Et une fois ces règles compressées à leur maximum, une fois réduites à l'expression d'opérations élémentaires sur des notions quasi-abstraites, nous nous heurterons peut-être à la certitude d'une paroi logique parfaite. Nous saurons que peut-être, cette machine du monde qui « fait tourner » ce jeu de règles simples est un constituant d'un niveau de réalité supérieur. Constituant dont la nature, et même les possibilités de natures nous échappent autant qu'échapperaient à nos êtres virtuels de tout à l'heure l'essence d'un quark ou d'un circuit électronique. Si nos êtres virtuels savent que leur monde s'exprime en opérations sur des bits d'information, ils ignorent tout de ce qui fait exister ces bits. Et nous ignorerons toujours tout de ce qui fait exister les constituants élémentaires de notre monde.

Il reste un espoir, cependant. Nos êtres virtuels existent et évoluent dans un monde discret, aux possibilités finies, aux constituants élémentaires irréductibles. Est-ce le cas de notre monde ? Y a-t-il une continuité dans l'infiniment petit ? Sommes-nous condamnés à éclater toujours plus loin dans la petitesse les briques de l'univers ? N'y aurait-il pas un argument énergétique affirmant qu'il sera matériellement impossible de construire un appareillage scientifique permettant d'explorer les niveaux inférieurs, faute d'énergie à lui fournir ? L'espoir qui reste est donc maigrelet, quand on y pense : si on ne se heurte pas à ce mur logique imaginé plus haut, le choix qui reste est entre ne jamais cesser d'explorer l'infiniment petit car, précisément, il est infini, ou bien cesser de l'explorer à jamais à défaut de possibilité de le faire, notre espèce n'étant jamais qu'une race animale aux possibilités immenses mais limitées, galopant sur une merdouille de planète du trou du cul de l'univers.

L'impossibilité physique d'explorer serait sans doute le pire cas, le plus humiliant (mot qui doit ici nous guider vers une humilité bienvenue — c'est ça, être humilié). Pour les deux possibilités restantes, étrangement, je dirais qu'entre tout savoir aujourd'hui, y compris qu'on n'en saura jamais plus et que ce n'est pas une question matérielle mais logique, et continuer sans cesse à découvrir de petites choses sans pour autant jamais atteindre son but, ce dernier cas est sans doute préférable. C'est le moteur de la curiosité et du progrès qui fait tourner les sociétés de l'espèce humaine. Il vaut mieux voyager éternellement qu'être mis en prison à l'arrivée.

Corollaire

On peut, de manière facultative, ajouter quelque chose.

Imaginons un instant que nos êtres virtuels aient — je ne sais pas comment ! — imaginé une réalité supérieure possible de leur monde. Ils ont montré qu'il n'était pas impossible (ce qui, en science, équivaut à dire que c'est la réalité) qu'un monde supérieur fasse fonctionner le leur. Ils ont même pensé, allez savoir comment, qu'il n'était pas impossible que tout ceci fonctionne à l'aide d'une savante mécanique d'engrenages, de bielles et de courroies. (On peut construire un ordinateur mécanique, en effet.)

Ils n'ont pas tort, et pourtant, comme ils se fourvoient ! Il se trouve qu'ils sont flux d'électrons dans un microprocesseur. Pour eux, c'est équivalent. (De façon analogue, on peut sans doute, à partir de la théorie du big bang, construire mille théories sur ce qui s'est passé avant le big bang, toutes équivalentes quoique très différentes, « exactes mais fausses »… Donc, de manière analogue, voire duale, on peut nommer cette « paroi imperméable de la logique » qui sépare les niveaux de réalités une « logique singulière », et je désigne probablement par là la logique d'une machine de Turing, même si je n'en suis moi-même pas très sûr. Et méfions-nous des analogies.)

Il est donc possible qu'un jour nous puissions imaginer une réalité supérieure cohérente, c'est-à-dire parfaitement compatible avec notre réalité. Et, si cette réalité est de l'autre côté d'une barrière logique (d'une logique singulière), alors nos chances de tomber juste sont nulles. Et pourtant, notre erreur sera sans aucune conséquence.

En ce sens, ce n'est plus notre monde qui découle d'une réalité supérieure, mais deux réalités qui découlent de la logique singulière qui sert d'interface entre les deux, à ceci près que le monde supérieur a un « paramètre libre », une infinité de possibilités équivalentes, que n'a pas le monde inférieur.

Nous sommes, peut-être, le déterminisme d'une réalité supérieure et l'incertitude d'une réalité inférieure.

Et notre science, peut-être, sans que nous nous en soyons aperçu, a commencé à glisser sur le paramètre libre d'une réalité supérieure, en commençant à proposer des théories équivalentes, vraies, invérifiables.

Un peu comme ce billet.