Je n'aime pas expliquer ni commenter mes propres textes. Alors disons que ce paragraphe n'est pas une présentation mais un prologue, partie intégrante de l'œuvre. Pro-logue : ce qu'on dit avant de commencer à parler. Donc ce qu'on dit sans parler, impossible à moins de supposer que ce simple échauffement de la voix ne soit trop mineur et éraillé pour être considéré comme discours valable. Comme le musicien qui s'accorde joue avant de jouer. Ce qui suit a été écrit par petits morceaux spontanés entre juin 2005 et octobre 2007. Le premier morceau est autobiographique en ce qu'il décrit des impressions réelles d'une fin de journée de printemps. La suite de cette amorce est fictive, bien heureusement. Tout n'est pas dans ce texte comme je voudrais que cela soit. Certaines pistes sont inexploitées. Certaines choses inexpliquées mériteraient d'être éclaircies, et il y a des choses dites qui auraient mérité de ne pas l'être. Ce n'est pas un texte, pour moi, évident à publier. D'une part, c'est un texte que j'aimerais un jour retravailler et prolonger et j'ai cette superstition qu'un texte rendu public est un texte que l'on fige à jamais. Le « d'autre part » aurait sans doute trait à une pudeur déplacée. Il n'empêche que je le publie. Juste parce que je l'aime bien. Bonne errance, lecteur.

Où sont ceux de mon espèce ?

C'était une fin d'après-midi de juin dont l'orage imminent avait effacé les couleurs. Malgré la clarté du ciel gris, tout semblait éteint. Sur le quai de la gare, le panneau indicateur en diodes oranges, seule touche de lumière, avait éveillé en moi un troublant réconfort. Peut-être était-ce la réminiscence d'un instinct grégaire voulant que les hommes se regroupent autour de la lumière du feu, les jours gris et humides, quand le ciel se fait plus étranger qu'ami. Le feu froid du panneau s'insérait bien dans la lourdeur de l'air.

Un peu plus tard, à la traversée d'une place quasiment déserte sous la première pluie, le même trouble me serre le cœur à la vue d'une supérette encastrée au pied d'un immeuble moderne. Au-dessus des rayonnages parsemés d'emballages colorés, des rangées de tubes fluorescents distillent une puissante lumière blanche. Une lumière qui ne projette aucune ombre des rares clients. Encadrée de surfaces sombres et inertes, cette vitrine me fait l'effet d'un écran de télévision.

Pourquoi me suis-je arrêté là, sous la pluie, fasciné par ce tableau postmoderne ? Pourquoi suis-je excité d'imprégner mes narines de l'odeur de déjections mécaniques et animales soulevée hors de la place par l'air humide ? Une humeur où s'emmêlent chemin de fer et béton mouillé.

Il se met à souffler un vent frais. L'orage sera long et calme.

Machinalement, ma main droite part caresser entre les oreilles un volume d'air qui pourrait être la tête d'un chien ou d'un loup. Je frissonne et range mon bras le long de mon corps. Pourtant, je ne peux m'empêcher de tourner la tête pour suivre des yeux l'être imaginaire jusqu'à la ruelle la plus proche.

Je pars par le même chemin et une question m'obsède.

Où sont ceux de mon espèce ?


Cinq ans plus tard, à Tokyo, la pluie tombe, différente. L'air moite vous donne envie de vous asseoir où vous êtes et de vous y endormir. Les odeurs sont différentes aussi, plus sages ; les gouttes plus grosses.

On s'imagine Tokyo comme un fourmillement incessant d'êtres plus très humains. On pense à Blade Runner, aux rues surplombées de néons et d'écrans géants. On ne voit en Tokyo qu'une folie étrange des hommes. Pourtant, dans les quartiers que les gens habitent, on vit comme ailleurs. On loge dans de petits immeubles, on fait ses emplettes au konbini du coin et la nuit, les rues sont désertes et le seul éclairage est la lueur monochrome des lampadaires. Quand on connaît ce Tokyo-là, on peine à imaginer une ville plus sainement humaine.

J'ai quitté pour la soirée le paisible quartier d'Asakusa où je loge depuis deux semaines. Pour la soirée, je plonge dans le fourmillement, la folie et les néons. Je suis à Shinjuku.

La foule dissout les noms. J'ai oublié le mien le temps d'un regard en l'air. Un instant, je deviens aussi anonyme que ces publicités écrites en caractères que je ne sais pas lire. Je n'y vois que plastique et tubes fluorescents.

Je regarde la foule qui m'entoure : bouche, nez, yeux, oreilles, cheveux… Derrière les visages, quel est le message de chaque être ?

La bête à crocs imaginaire se tient près de moi. Je la regarde.

Et toi, qu'est-ce que tu veux me dire ?

Les loups ne parlent pas plus qu'ils ne lisent. Tout aussi imaginaire que soit celui-ci, il ne m'accorde pas un regard en s'en allant.


Impression soudaine de percevoir un schéma global, qui s'en va aussi vite qu'une sensation de déjà vu, laissant le même trouble.

Répétitions spatiales et temporelles, régulières, fractales. L'acte de répétition lui-même devient aussi réitérable que ce qu'il réitère. Volonté générale de subsistance, de croissance, de construction qui soit complexe dans l'expression de sa simplicité. Beauté. Expression de l'instinct, intuition valide, phénomènes irrationnels. Magie. Transcendance des niveaux de réalité empalés sur la même pique et dont les sangs se mélangent. Expulsion.

J'ai failli comprendre.

Pourquoi m'a-t-on fait venir à Tokyo ?

Mon regard balaie les recoins noirs de la chambre, comme deux grands I de part et d'autre de la fenêtre. La lumière blanc-bleu du réverbère éclaire le reste de la petite pièce à travers les carreaux de papier. Les stridulations des grillons entrent aussi. Quelques octaves en-dessous, un transformateur bourdonne dans la rue. Ces bruits m'apaisent mais impossible de supporter les vibrations du climatiseur, alors je l'ai éteint.

Je suis allongé sur les tatamis, torse nu, les bras croisés derrière la tête.

Que faut-il que je trouve ?

« Ce qu'il faut que tu trouves ? »

Là, j'esquisse un sourire : ah, tu parles, maintenant.

La bête était allongée sous la fenêtre. Son pelage semblait métallique devant la clarté des lampes à vapeurs de mercure.

« Je ne parle pas. C'est toi qui m'entends. »

Évidemment, la bête imaginaire a raison. Elle a toujours raison.

« Pourquoi devrais-tu trouver quoi que ce soit ? »

Je ne sais pas. Il faut toujours que je cherche des trucs. Pourquoi m'a-t-on fait venir à Tokyo ? Est-ce cela qu'il faut que je trouve ?

« Cherche plutôt si tu fais partie du schéma. »

Ah. Et ça m'apportera quoi ?

« Ça ne peut pas faire de mal… »

Pas faux. Est-ce que je fais partie du schéma ?

Quel schéma ?


Shinjuku, quatre heures plus tôt. Je suis anonyme dans une foule anonyme qui s'écoule entre bars, restaurants, magasins à la mode et salles de jeux.

Un adolescent tient en laisse un petit chien-robot qui gambade à ses côtés. La créature a été étudiée pour être adorable. Même moi, je me surprends à la trouver mignonne, cette machine. Elle semble évoluer dans la rue avec toute la spontanéité du vivant, regardant à droite, à gauche, stoppant, bifurquant… On la dirait même un peu timide.

Est-ce la vie ou l'illusion de la vie ? En regardant évoluer cette imitation de chien, je me demande s'il existe quelque part en lui un embryon de conscience d'exister. Je voudrais y croire.

Certains passants s'arrêtent pour le caresser. Il réagit comme s'il aimait. Pour un robot, qu'appelle-t-on aimer ? Avoir l'air d'aimer ? Ça ne vaut pas que pour les robots… Le petit garçon a vraiment l'air d'aimer caresser le chien robot. Et pourtant, tout le monde dirait qu'il aime ça.

Et moi, ne suis-je aussi qu'apparences pour moi-même ?

Le saké me retourne la tête.

Discrètement, du bout de sa cigarette, Satoshi désigne un type assis au fond de la salle.

« Cet homme, dit-il avant de tirer sur sa clope et d'en exhaler la fumée… c'est le plus grand écrivain de notre époque. »

Le type est en train de rire en réponse à la personne assise face à lui. Il n'a pas l'air d'une célébrité.

Satoshi poursuit le tour de salle : la femme à la table derrière moi est Hirohito Hitomi. Il y a quinze ans, elle était une idole de la chanson populaire. Elle produit désormais les plus grands groupes de J-pop. Je la trouve d'apparence bizarrement peu excentrique pour une femme pareille, mais elle a une classe dingue.

Assis au bar se trouve un homme politique des plus connus dans le pays. Il discute de bonne humeur avec le barman et un jeune homme, debout, accoudé au comptoir, que Satoshi me dit être la star porno du moment.

Mon guide improvisé ajoute encore une dizaine de personnes à son impressionnante énumération des célébrités qui nous entourent. Quand il a terminé, je ne peux pas m'empêcher d'ajouter, un peu hilare sous l'effet du saké :

« Y a-t-il quelqu'un d'ordinaire dans la salle ? »

D'un air incroyablement neutre, Satoshi me fixe, calme, droit dans les yeux.

Entre mes genoux, je referme la main sur la fourrure du cou de la bête imaginaire. Je me dis, amèrement amusé, que je ne vais vraiment pas bien. Je regarde le volume d'air sous le creux de ma main. Je ne sais même pas ce que j'y vois, mais c'est incroyablement séduisant.

Satoshi me demande ce que je fais. Sans déplacer mon regard, je dessine une moue traduisant que j'ai bien reçu la question. Je balaie l'air entre mes genoux comme on chasse un insecte. Finalement, c'est à ma propre question que je réponds.

« Personne. »


Et quatre heures plus tard, je ne dors pas ; je pense au schéma. Je pense à moi, aux célébrités dans le bar, au chien-robot, au loup imaginaire. Puis les rêves m'emportent, qu'emportera le matin.


Le matin, justement, je retrouve Satoshi dans un café de style occidental du côté d'Ueno. Je raffole de cuisine japonaise mais le petit déjeuner sucré est pour moi un repère culturel essentiel qu'on ne parviendrait à effacer qu'avec une cruauté infinie.

« Satoshi… Qu'est-ce que tu penses du schéma ? Tu penses en faire partie ?
— Le schéma ?
— Eh bien, improvisai-je, le monde a achevé de perdre ses mystères. Le monde est asservi aux théories scientifiques, l'homme est une machine bien fichue et les phénomènes paranormaux sont soit devenus normaux sous le coup desdites théories, soit ils sont un dysfonctionnement de nos systèmes de perception. Même le schéma n'existe pas.
— Quel schéma ?
— Bonne question. »

Il me lança le regard accusateur que je méritais.

« Je comprends rien à tes histoires. Mais je vais te montrer de l'extraordinaire. »

Moi non plus, je ne comprenais rien à mes histoires.


Au premier étage d'une vieille bâtisse, le minuscule appartement du vieillard semblait n'avoir pas bougé depuis les années cinquante. Un ventilateur, érodé par l'air qu'il avait lui-même tant brassé, faisait vibrer quelques feuilles de papier éparpillées parmi mille objets hétéroclites supportés par des meubles en bois de toutes tailles.

J'imitai Satoshi en m'asseyant à même les tatamis là où c'était encore possible. Le vieillard m'apporta du thé, puis servit mon guide. J'admirai la simplicité des tasses en raki, sans ornements et piquetées de mille imperfections — ou plutôt de parfaites irrégularités, comme les événements imprévisibles parsèment une vie.

Le vieillard revint enfin avec sa propre tasse, et j'humai l'humeur minérale de thé vert qui montait de la mienne. Il s'assit face à nous deux. Je constatai qu'au fond de la pièce se consumait un bâton d'encens.

Alors, la terre trembla pendant quelques secondes, comme cela se produit souvent au Japon. Quelques objets s'entrechoquèrent sur une étagère. Dans la rue, un câble électrique oscillait légèrement.

Satoshi se tourna vers moi :

« Peut-être un signé lié à ta venue ici… »

Le vieillard aspira un peu de thé brûlant et reposa sa tasse avec un gémissement de désapprobation.

« Chercher un sens au fait du hasard, c'est tout à l'honneur de l'homme. En trouver un… C'est souvent désastreux. »

Cette recommandation fit se courber Satoshi face au vieil homme. Il lui vouait à l'évidence un immense respect, plus encore que les Japonais n'en vouent ordinairement à leurs aînés.


Black-out. Retour en France, ou peut-être juste un souvenir, sur le quai d'une petite gare de campagne…

Progressivement depuis midi, quelqu'un avait décapé le ciel et l'avait couvert inégalement d'aérosol graphite sur fond de métal neutre. À cette heure où en août le soleil peut encore taper fort, un terne crépuscule avait ceint le monde. Il faisait humide, comme si toute cette pluie qui ne s'était pas encore décidée à tomber était déjà là, autour de chaque chose et de chaque corps. De délicieuses petites bourrasques de vent frais annonçaient un orage long et calme.

Les objets étrangement décolorés arboraient cent nuances de gris bâtards. Au-dessus des rails piquetés par les premières gouttes, les caténaires tiraient de puissants traits d'encre sur un papier mal éclairé.

Le sol criait ses odeurs. On écoutait la terre, les herbes, le bitume déclamer le sombre destin d'être la litière des habitants du monde et de leurs créatures métalliques. J'en redemandais, inspirant les narines grandes ouvertes — plaisir inavouable de s'imprégner de la mort en public et en toute impunité.

Dans ce monde en apparence éteint, chacun sentait ses nerfs à fleur de peau. La vue du moindre brin de lumière me procurait un troublant réconfort.


Tokyo. Je lève les yeux pour m'assurer qu'il fait nuit. Tout autour de moi, la foule est un fluide huileux et trouble qui coule sans discontinuer dans les veines cycliques du réseau urbain. J'ai soudain la vision de chaque magasin, chaque bureau, chaque appartement, comme des cellules répliquées à l'infini. Attiré par un marqueur protéique au néon, je traverse le cytoplasme d'un immeuble.

Je suis dans un bar. Le saké coule dans mon estomac, son alcool bientôt distribué en chaque point de mon organisme par le réseau cyclique de mon système vasculaire.

Suis-je l'alcool de la ville ? Suis-je un microbe, une toxine ?

La fille que je ramène chez moi a le visage flou de la foule. Nous nous sommes compris sans nous comprendre. J'ai un appartement ?

Nous nous touchons et des grognements froissent l'air. Assise au pied du lit, la bête imaginaire nous regarde avec envie.

Assis au pied du lit, je regarde la bête imaginaire et la fille se faire l'amour, non sans envie. Pendant ce temps, je réfléchis au schéma.


La nuit, en ville, le ciel est clair, piqueté des veilleuses rouges des gratte-ciel. La nuit, dans la rue, chaque mouvement semble porter sa justification secrète. La nuit, on se rappelle que les êtres ont des noms et on se désole de ne pas les savoir.

La nuit, en ville, on se rend compte qu'on est anonyme.

Et quand on a veillé la nuit entière, au matin, on meurt.

Sauf ce matin-là. La bête se faisait de plus en plus présente. Ce matin-là, je ne suis pas mort, je l'ai suivie. On a traversé le port industriel. Le loup s'est assis au bord d'un quai de béton. Je me suis assis juste à côté. J'ai regardé l'eau marron osciller sous la jetée, je me suis recroquevillé sur le béton froid et j'ai dormi.


Je me réveille avec le feulement lointain d'un train sur un pont métallique. Il fera bientôt nuit. Le dragon d'aluminium se faufile entre les immeubles. Comment dire s'il recule ou s'il avance ? Je vois ses deux yeux rouges disparaître à l'entrée d'un tunnel.

La ligne périphérique Yamanote ; veine cyclique du réseau urbain ; idée récurrente. J'ignore si c'est un signe du schéma. Sur le moment, je m'en moque, à vrai dire. Je frissonne sous la brise froide et humide qui porte l'odeur de la ville.

La bête imaginaire n'est pas là. Elle me manque… Je me dis qu'elle n'est pas vraiment moi, si je ne la contrôle pas.


Lorsque la nuit est installée, je repars seul vers Ginza. Derrière la vitrine en verre trempé d'une devanture de marbre, j'observe pendant plusieurs minutes le revêtement à diodes organiques d'un sac à main. Le monogramme Louis Vuitton s'y transmute au gré de la volonté aveugle des microcircuits disséminés sur la surface de l'objet. Les variations infinies du matériau pléiomorphe me fascinent ; la monomanie de l'article me sature. La gorge amère, je saute dans le métro pour Akihabara.


Je ne sais plus si c'était le même jour. Graffitis de lumière en tube sur les murs ; dédales de lumière pure à l'intérieur. Aucune recherche esthétique, et je trouve ce désordre d'une beauté à couper le souffle. Agrégat souterrain de petits magasins de trucs et bidules technologiques. Dans la croissance anarchique apparaît un motif d'auto-organisation. Des allées étroites quadrillent l'étage surchargé de vendeurs et d'acheteurs. Le loup imaginaire me suit malgré la foule qui menace de le piétiner.

« Qu'est-ce que tu cherches ? » me demande la bête.

Je sais pas… Et toi ?

L'animal ne répond pas, continue à avancer quelques mètres derrière moi. Et j'ajoute :

Pas grave…

Il me regarde. On continue de fendre la foule. Il hausse la voix :

« Te défile pas. Cherche. Trouve. »

Flottement dans l'air.

C'est pas ici, ce que je cherche.

« Qu'est-ce que tu cherches ? »

Le mur, au bout de l'allée surchargée de monde, est percé d'une porte invisible de banalité. Derrière s'élève une étroite cage d'escalier en béton, itérations de paliers similaires. Seule la progression arithmétique des numéros d'étages peints à même le mur témoigne d'une topologie conforme à l'idée que l'on se fait du réel : la dimension verticale du lieu ne boucle pas sur elle-même. Je monte, la bête imaginaire sur mes talons. En remarquant sa présence, je souris. Quelle est mon idée du réel ?

Quand l'escalier s'arrête, les à-plats compacts et anguleux de peinture industrielle posée à même le béton dessinent les chiffres 17. La porte que je pousse donne sur le toit. À part quelques antennes, cheminées et la tour de climatisation, la vaste étendue bitumée est déserte. Il pleut.

Voilà ce que je cherche.

« Si je saute, tu sautes avec moi ? » je dis à voix haute sans aucune intention de le faire.

« Qu'est-ce que tu racontes ? »

Je souris avec défiance et pars en courant vers la rambarde. J’entends les impacts sur le sol mouillé des pattes du loup qui me talonne. Une pensée mal définie fulgure quelque part dans ma tête, qui porte sur le réalisme et la réalité et n'a pas le temps de se développer avant qu'une douleur aiguë n'éclate dans ma cheville et me projette au sol.

Je reste étourdi une seconde. Je sais au fond de moi ce qui est arrivé tout en refusant cette intuition et ce qu'elle implique. Me redressant sur le coude, je tourne mon regard vers le pied où naît en flux continu une douleur chaude et piquante. Là, le loup tient fermement ma cheville dans sa gueule.

Pendant une vingtaine de secondes, nous ne bougeons pas plus l'un que l'autre. Puis il relâche la pression et donne quelques coups de langue où étaient plantés ses crocs. Je m'assois et ramène mon pied vers moi. La cheville porte quatre marques d'où perle du sang.

Tu m'as vu courir vers… Merde, j'allais pas le faire.

La bête garde la tête basse. J'avance la main vers son cou.

J'y rencontre la matière tangible d'un pelage.

… Mon intuition et ce qu'elle implique…

… Quelle est mon idée du réel ?

Putain.

Tout autour et à perte de vue, les gratte-ciel inscrivent calmement leurs façades en glyphes cathodiques jaunes sur une nuit de phosphore éteint.


J'ai passé cette nuit-là assis sur le béton derrière la rambarde, les jambes ballant dans le vide urbain, la bête couchée à mes côtés. Toute la nuit, j'ai observé la ville. Puis j'ai haï l'aube. Alors, je me suis simplement allongé sur place, les bras en croix, et j'ai dormi.


Venues du fin fond de quelque part, je revois la fille et la bête sur le lit. Elles sont belles ; l'instant est serein. Un frisson me frôle l'échine, comme quand on se réveille au petit matin pour mieux se rendormir au chaud. Je m'assois au bord du lit et m'étends doucement en arrière, près d'elles.

Je ne vois pas un plafond mais un ciel de milliards d'étoiles. Mes pieds pendent dans le vide ; je les ramène près de moi. Il fait froid. Nous sommes trois fœtus flottant dans une immensité inquiétante.

La planète Terre est là, sous trois regards assombris par la compréhension.


La Terre est là et j'orbite autour. Une voix-off retentit :

« C'était à l'époque où chaque coin du monde avait commencé à saisir qu'il n'était pas l'école de pensée prédominante sur la planète. Que les vérités découlent de la logique, mais que la vérité se définit par la seule description exhaustive et fastidieuse du monde réel. L'abandon de la synthèse déductive. La disparition de l'homme. Nous sommes condamnés à l'erreur ou à la mort, hantés par l'imprécision quantique de la mesure du réel.

« Croire le processus arrêté était sans doute la dernière vanité idéologique subsistant des siècles passés : comme elle l'avait toujours fait, l'espèce humaine continuait à sélectionner ses survivants. Les épreuves aussi évoluaient au fur et à mesure que l'homme cherchait à s'en défaire. Celles à venir étaient donc, par définition, les pires. Les stratèges connaissent depuis longtemps le danger d'une attaque donnée au hasard. On savait donc à peu près vers quoi l'on glissait inexorablement. Le bruit fractal des micro-drames divergeant en boucle ouverte. Des coups de griffes et de crocs plus exaltants qu'évitables.

« L'humanité ne brûlait plus tellement par pans entiers. Elle était devenue une désintégration radioactive auto-entretenue à l'échelle planétaire. Deux issues possibles : épuisement du combustible ou explosion. »

En observant la Terre, je me dis que le monde est ainsi ; que le schéma est autre, local, précis comme une tumeur naissante dans la chair protoplasmique du réel. La fille et l'animal flottent près de moi.

Une pluie de météorites nous réduit à un amas de charpie dans une nébuleuse de gouttelettes de sang.


Au réveil, je suis étalé sur des draps froissés, seul, comme une étoile mal proportionnée. Le canidé imaginaire regarde par la fenêtre, la gueule éclairée par la lueur d'un ciel pas vraiment bleu. Quel schéma, bon sang ?

Et depuis quand j'ai cet appartement ? J'ai terriblement sommeil.

« Tu ne t'en souviens pas ? » demande la bête à mon état hypnagogique avancé.

Non, je réponds en rêve. Il n'existe pas, c'est ça ?

« Moi, je m'en souviens… » disent les yeux bleus du loup gris. « Suis-moi. »

Je cours derrière la bête imaginaire. L'humus de la forêt épaisse amortit nos pas. Il en monte un parfum exaltant.

Je regarde autour de moi : une meute. Je perçois distinctement l'odeur de chacun. Je vois comme un trait dans l'air la trace olfactive du gibier que nous pourchassons. Je suis un loup.

Les cris des miens me sont insupportables. Nous sommes dans des cages. Je partage la mienne avec la bête imaginaire. La lumière scintille froidement.

Les yeux bleus me fixent :

« Pas de réponse aujourd'hui, on dirait… »

Tu m'avais dit de te suivre.

« Mauvaise idée. Où veux-tu que ça te mène ? Je suis toi, tu te rappelles ? »

Non… Non, je ne me rappelle pas.

« Alors tu n'existes pas. »


« J'existe ! »

Mon propre cri m'a réveillé. Sur le front et dans la nuque, mes cheveux sont collés par la sueur. Les draps sont détrempés sur toute la hauteur de mon dos. J'ai froid. Dans la chambre, l'obscurité est totale. Seuls y luisent deux points bleus qui me fixent.

J'ignore où je suis. La texture des draps ne m'évoque rien. Je tâtonne sans trouver d'interrupteur.

Je ne me rappelle pas…

« Alors tu n'existes pas. »

Des larmes me brûlent les joues glacées.

Je ne me rappelle pas…

La nausée me prend si violemment que je me vomis dessus. Je pleure, je hoquette, je vomis sans plus cesser. Les yeux de la bête se rapprochent.

Aide-moi…

« D'accord. Commence par te laver. Chambre d'hôtel occidental typique : la porte de la salle de bain est dans l'entrée, à ta droite. Cherche pas la lumière, y'a plus de jus. »


Je suis réveillé par une pluie torrentielle, couché en position fœtale sur le béton du toit de l'immeuble d'Akihabara.

Dix-sept étages plus bas, la rue grouille de monde. Des centaines de parapluies s'évitent et glissent les uns sur les autres en un mouvement fluide et sanguin. J'avance tête baissée. La pluie me colle les cheveux sur le front. Les parapluies s'écartent un peu à mon passage. Je ne fais pas partie du mouvement ; je suis une poussière dans le flux vital.

La bête me talonne, je le sens. Je jette un coup d'œil en arrière. Elle se range à côté de moi. De front, nous fendons la foule. Je crois que personne ne voit le loup : personne ne cherche à l'éviter. Moi, je le vois qui se fraie un chemin. Je vois ses pattes laisser des cercles dans les flaques d'eau. Je perçois son odeur de chien mouillé. Et je sais que ma main, si je la tendais, ne passerait pas à travers un corps imaginaire. Elle se poserait sur un pelage ruisselant. Ma réalité.

Il n'y a presque plus personne dans les rues. J'ignore où je suis, j'ai trop tourné au hasard. Je lève la tête et la pluie me dégouline sur le visage. L'asphalte mouillée renvoie les néons des bars et je me dis que les choses sont bien plus belles lorsqu'elles surplombent leur image brouillée.

À Tokyo comme à Séoul ou Paris, les nuits pluvieuses, tout ce qui n'est pas reflet n'existe plus. Toutes les surfaces mal orientées disparaissent.

Je me dis que c'est là notre monde : tout ce qui est mal orienté disparaît, et de ce qui reste, on ne distingue que le contour surexposé.


Le contour surexposé. Celui d'une grosse voiture allemande qui s'arrête à mon niveau. La portière passager s'entrouvre. Le conducteur est seul à bord. Je monte. La conversation a lieu en japonais.

« Depuis le temps qu'on vous cherche… »

La ville qui défile est un immense contour surexposé.

« Le directeur s'impatiente, il voudrait voir où vous en êtes. Vous comprenez. »

Dehors, la pluie sur les vitres.

« Je n'ai rien à montrer. J'avais votre confiance.
— Vous ne l'avez plus. Nous rompons le contrat. Nous vous avons entretenu pendant des années pour une œuvre inexistante.
— Elle grandit en moi. Bientôt… »

L'autoroute. Le ciel noir. Non. L'absence de ciel. L'atmosphère urbaine.

« Montrez-nous quelque chose de concret. »

Je ne dis rien. Je ne sais pas pourquoi, je pense au loup. Je l'imagine qui rôde dans des rues sombres. D'une certaine manière, il se met alors à exister, je le sais. D'une certaine manière. Parce que j'y pense.

Ce n'est pas la folie.

C'est la réalité.

La voiture roule. Je ne dis rien.

« Puisque vous n'avez rien à montrer… »

La voiture s'arrête.

« Nous cessons les versements. Ne cherchez pas à reprendre contact. »


Rues pluvieuses. Contours surexposés. Le loup apparaît au coin de la rue, dégoulinant. Il fait chaud. La nuit est colorée, saturée.

Je baisse le regard vers ses yeux d'animal sauvage — et pur, j'ajoute en frissonnant.

Le vent s'engouffre dans la rue et heurte la façade d'un building.

Sans cesse, je te crée.

Et de la gueule du loup :

« Sans cesse, je te crée. »


Dans la chambre à tatamis, je récupère mes rares affaires. J'y laisse juste le téléphone qu'on m'avait donné, après l'avoir utilisé pour remercier Satoshi.

Dernière chose.

Nécessité d'un rituel.

Lumière et climatisation éteintes, je m'assois face aux fenêtres translucides. Je ferme les yeux.

Stridulations. Bourdonnements. Et le sifflement du vent dans les fils électriques.

Tokyo.

Pensée parasite.

Sans cesse, je te crée.

Pourquoi ?

Je ne sais pas. Si je ne sais pas, est-ce moi qui te crée ?

« Je ne sais pas » dit la bête.

Je pense : C'est fragile, la réalité.

« Oui. »

Tu existes parce que j'existe.

« Mais toi ? Par qui existes-tu ? Par moi ? Allons… Ça se mord la queue. »

Mon existence…

« … est indécidable. »

Non, je…

Quelque chose, à propos des niveaux de réalité…

J'existe !


L'obscurité est totale.

« J'existe ! »

Mon cri. Grand lit, odeur de chambre d'hôtel, trop chaud, sueur glaciale. Déjà vécu. Regard brillant, deux points bleus dans l'immensité impalpable du noir absolu.

Impossible de me rappeler où c'est.

Je ne me rappelle pas…

« Alors tu n'existes pas. »

Des traits chauds sur mes joues.

Je ne me rappelle pas…

L'estomac dans un étau. Convulsion. Jet d'acide. Hoquets et vomi.

Au pied des tours de verre, les rues sont sèches.

Les pattes du loup effleurent le bitume. C'est le seul bruit. La ville est morte.

La lune frappe en biais le relief urbain.

Mes pieds nus effleurent la chaussée.

Je n'ai jamais entendu pareil silence.

C'est encore un rêve…

« Peut-être bien. Je ne me rappelle pas. »

Alors…

Le souffle chaud de l'animal effleure ma main.

Peut-être bien…