Je ne sais pas pourquoi cette anecdote vieille de plusieurs mois m'est revenue récemment en mémoire.

C'est un dîner au restaurant avec des amis. La salle est emplie d'un bruit de fond de conversations mélangées, un tapis sonore qui se déroule depuis notre arrivée, l'ambiance arrondie des lieux publics. Puis, comme cela arrive parfois, et chaque culture a sa manière de désigner cet instant précis — chez nous, on dit qu'un ange passe —, toutes les conversations s'interrompent au même moment, avant de réinvestir timidement ce silence toujours un peu impressionnant.

C'est alors que me revient un passage du roman que je lis, American gods de Neil Gaiman. Un personnage de l'histoire se remémore une superstition. Cette superstition dit que quand un de ces silences si particuliers survient, l'aiguille des minutes indique soit vingt, soit moins vingt. Et il me vient l'idée bizarre de regarder ma montre.

Je ne fais pas cela pour vérifier cette règle car je sais pertinemment qu'elle est absurde. Je ne sais pas exactement pourquoi je fais ça. Sans doute parce que comme tout le monde, je suis attiré par l'idée de mettre un peu de magie dans la vie. C'est cela : sachant que la règle est fausse, la voir vérifiée serait pour moi l'accomplissement d'un petit exploit, la manifestation jamais désagréable d'un coup de bol. C'est donc sans doute précisément parce que je sais la règle fausse que j'entreprends de la mettre à l'épreuve. Ce n'est pas la règle qui est impressionnante, c'est l'exception.

Il est délicat, lors d'une soirée entre amis, de regarder sa montre — sauf à vouloir montrer que l'on s'ennuie ou que l'on doit partir, mais ce n'est pas le cas ce soir-là. Il me faut donc un peu de temps pour m'y prendre discrètement. Mettons : dix secondes pour noter le silence, repenser au roman et décider de regarder ma montre, et vingt secondes pour trouver la bonne manière et le bon moment.

Je balaie le cadran du regard. Moins vingt, et trente secondes. On peut donc supposer qu'à quelques secondes près, l'ange est passé à moins vingt exactement.

Quel enseignement en tirer ? Que les anges passent soit à vingt, soit à moins vingt ? Non.

Il faut en retenir qu'inculquer une croyance, c'est du gâteau. Au lieu d'être auteur de roman comme Neil Gaiman qui, lui, ne prétend que faire de la fiction et le fait fort bien, parez-vous d'une autorité scientifique quelconque (à votre avis, pourquoi la scientologie a-t-elle adopté ce nom ? Parce que beaucoup de gens n'oseront même pas contredire celui qui parle en tant qu'adepte de l'« étude des sciences », littéralement). Mettez un costard et dites-vous expert en ceci ou cela. Annoncez prudemment, mais sûr de vous : « Quand toutes les conversations d'une assemblée s'interrompent au même moment, il est souvent vingt ou moins vingt. Je n'entre pas dans le détail mais cela se prouve par les théories sociales. Ce constat est simplement amusant mais les mêmes théories ont des utilisations beaucoup plus sérieuses, de même que la mécanique quantique nous a apporté le CD mais nous amènera aussi la téléportation. » (Rattachez-vous toujours à des éléments réels ou bien qui résonnent comme réels dans l'esprit de votre audience. Non, la mécanique quantique n'amènera probablement pas la téléportation, je sais.)

Évidemment, cela tout seul ne sert à rien. Il faut désormais laisser le hasard agir. Premièrement, constatons que si mon cas particulier, moins vingt à quelques secondes près, est quand même un joli coup de bol, il suffit de prendre une tolérance de deux minutes (tout le monde vous dira qu'il est « moins vingt » s'il est trente-huit ou quarante-deux) pour que la probabilité qu'il soit « vingt ou moins vingt » quand vous regardez votre montre à n'importe quel moment soit d'une chance sur 7,5 (huit minutes sur soixante). Si vous avez une audience de trente personnes, vous allez déjà en bluffer quatre, en moyenne. Voire plus : vous avez choisi un événement qui arrive, mais pas très souvent (silence spontané d'une assemblée). On a donc le temps d'être marqué par le coup où la pseudo-règle a fonctionné, et d'oublier le coup où ça n'a pas marché. Puis les gens marqués par le fait que « ça marche » ne manqueront pas d'en parler autour d'eux et de répandre la croyance. Ça vous paraît gros ? Les gens ne sont pas si crédules ? Demandez-donc autour de vous combien croient qu'il est possible qu'une petite cuiller dans un goulot de champagne retienne le gaz d'une bouteille entamée. (Au fait, c'est faux.) Je ne me moque pas : à une époque, j'étais prêt à le croire.

De telles croyances naissent généralement spontanément, sur la conjonction d'une théorie foireuse et du (mal)heureux hasard qui la vérifiera suffisamment régulièrement pour qu'on continue à y croire. C'est con mais pas grave. Mais quand quelqu'un se décide à les faire naître et à les propager pour se conférer un pouvoir, cette personne s'appelle selon le cas un gourou, un dictateur, un manipulateur, un voyant, un médium, un raciste, etc.

Rappel épistémologique avant de partir : une théorie vérifiée 99 fois sur 100 est 100% fausse. Elle n'est pas 99% vraie.

Bref. Je ne sais toujours pas pourquoi je me suis rappelé cette anecdote mais elle aura au moins servi à écrire un billet qui, s'il sert à ne serait-ce qu'une personne sur cent, sera déjà 100% utile.