Parmi les grands événements librairistiques qui égayent une vie, j'ai déjà parlé de la parution d'un nouveau tome du Génie des alpages, de la publication d'un Dorohedoro mais c'est la première fois depuis que cet étrange blogue existe que j'ai l'occasion de vous entretenir de la sortie en France d'un roman de William Gisbon.

Je vais donc impitoyablement recycler des choses que j'ai pu dire à ce sujet sur quelque forum hem-culturel.

Pour présenter rapidement William Gibson, disons qu'il est un des pères du genre cyberpunk, son roman le plus connu restant son premier : Neuromancien (Neuromancer), publié en 1984. Il y pose déjà son style caractéristique où la technologie la plus trash revêt la poésie la plus improbable. Il y pose également un univers prophétique où les états s'affaiblissent au profit des « mégacorporations », empires techno-industriels au pied desquels grouille une population pauvre, paumée et exploitant à sa manière la technologie, par goût, par art, par appât du gain, pour survivre. Cette technologie s'entremêle étroitement avec l'humain, la barrière cybernétique ayant été franchie dans ce futur proche hypothétique des années 80. Car au centre de toute son œuvre, il y a l'homme, l'individu, l'humain.

La phrase la plus célèbre de l'œuvre de Gibson reste sans doute la toute première phrase de Neuromancien : « Le ciel au-dessus du port était couleur télé calée sur un émetteur hors service. » (« The sky above the port was the color of television, tuned to a dead channel. ») Ou quand la technologie sert de référentiel pour décrire la nature. Ses deux derniers romans ont abandonné le genre cyberpunk mais cette phrase y trouve plus que jamais écho.

Le premier roman de William Gibson de l'ère « post-cyberpunk » a été Identification des schémas (Pattern Recognition), paru en 2003. Si le style littéraire est toujours aussi parfait à mon goût, Identification des schémas marque une rupture totale de genre. Oubliée, la cybernétique. Il s'agit ici d'un thriller ancré en plein dans notre époque actuelle. (Ceci étant dit, il faut reconnaître que ses œuvres d'anticipation n'avaient déjà pas d'autre but que de nous révéler le monde présent de façon détournée.)

L'histoire d’Identification des schémas se situe explicitement dans un contexte post-9/11 : on apprend en effet que le père du personnage principal a disparu à Manhattan ce jour-là (élément remarquablement bien utilisé, car humainement et sans excès, comme un fil parmi d'autres dans la trame de l'histoire ; c'est d'ailleurs un fil que l'auteur a tissé après coup, s'étant rendu compte au lendemain du 11 septembre 2001 que son roman en cours d'écriture avait été comme propulsé hors de son époque par les événements de New York). Le personnage principal, Cayce Pollard (qu'il est difficile de ne pas aimer — quelle classe !), travaille en free-lance pour les plus grandes agences de communication : elle a le don unique de savoir en un clin d'œil l'impact que pourront avoir une marque ou un logo aurpès du public. Ce don est doublé d'une pathologie handicapante dans notre monde : en dehors de son travail, elle a une phobie prononcée des marques. Les pires : le bibendum Michelin et le logo Tommy Hilfiger qui provoquent chez elle de terribles crises d'angoisse. Cayce se retrouve employée par un homme d'affaires belge, Hubertus Bigend, fondateur de l'entreprise de marketing Blue Ant, pour enquêter sur l'apparition de fragments d'un film inconnu diffusés anonymement sur le net. Une communauté en ligne s'est constituée autour de ce phénomène et Cayce en fait partie. Beaucoup de Russes trainent dans les parages.

Des fragments de film diffusés sur le net et suivis par toute une communauté ; Cayce Pollard elle-même membre de cette communauté et experte pour dénicher les tendances à venir ; Bigend, un homme d'affaires belge qui la fait travailler ; beaucoup de Russes dans les parages ; Londres, Paris, Moscou, New York, Tokyo…

Et on a un instantané parfait du monde occidental middle-upper class actuel.

Et putain, ce que c'est bien écrit.

Code source

Le second roman post-cyberpunk de Gibson, et dernier en date, est Code source (Spook Country), paru en 2007 et sorti en traduction française en mars 2008. J'en ai terminé la lecture il y a quelques jours.

Hollis Henry, ancienne star du rock reconvertie à l'écriture, est envoyée à Los Angeles par Node, un magazine anglais qui lui a commandé un article sur le « locative », une nouvelle forme d'art utilisant la réalité augmentée. Bien au-delà du locative, son enquête la conduit vers un mystérieux container qui semble intéresser beaucoup de monde.

On reste en plein dans le style Gibson : c'est un bouquin dont on ressort la tête pleine d'images détaillées et pleine d'idées sur le monde actuel. C'est un livre sans doute plus austère que ses précédents romans, moins sensationnel. Comme toujours, il y a des voyages, mais ils se restreignent à l'Amérique du Nord (peut-être est-ce l'idée d'une Amérique post-9/11 en crise et repliée sur elle-même ?). Le point focal de l'intrigue est lui-même on ne peut plus austère : un container de marchandises, là où le point focal de l'intrigue d’Identification des schémas était au contraire séduisant, artistique, subtil (une série de fragments de film d'auteur). Il y a bien un élément artistique dans Code source mais ce sont des œuvres elles-mêmes très précaires, évanescentes, inaccessibles au grand public, invisibles par essence : des œuvres d'art virtuelles. Bref, Gibson assume de nous promener dans cette incertitude, dans cette Amérique fantomatique (le titre anglais du livre est Spook Country), régressive. Sans être noir ni désespérant, ce n'est pas un livre qui émerveille, qui fait rêver, qui ouvre de grands horizons. C'est un livre qui dissout la société américaine, qui floute l'État (ou le réduit à un stylo-bille) pour ne plus trouver de liens de confiance qu'aux niveaux de l'individu, de la famille, du clan, du cercle d'amis.

Sûr de son écriture, Gibson a donc produit une œuvre plus posée qu'à son habitude mais pas moins importante. Comme pour tous ses livres, il faut quelques paliers d'adaptation pour entrer dans le récit, mais au bout de quelques chapitres, on est agréablement porté par l'histoire, par les personnages, par les images. Et on s'aperçoit que même sur un sujet austère, Gibson tient debout et a produit un truc puissant.