Il y a des tas de possibilités de vie. Comment réagir au fait que notre vie tient, d'un bout à l'autre, de l'anecdote, de l'arbitraire ? On passe notre temps à être ce que l'on est alors qu'il serait si facile d'être autre chose, n'importe quoi, de faire autre chose, d'avoir d'autres convictions, de s'engager différemment, de vivre ailleurs : d'être autre. Car nous ne sommes pas intimement persuadés que nos choix et nos opinions sont les bons ; nous sommes intimement persuadés que beaucoup de choix en valent d'autres, que beaucoup d'opinions en valent d'autres, que beaucoup de religions en valent d'autres, et nous avons la lucidité de comprendre que nous sommes ce que nous sommes essentiellement par paresse de ne pas être autre chose, que ce qui nous apparaît important ne l'est pas tant que ça. Publiquement, nous prenons l'air décidé pour ne pas paraître aveugles. Mais comment accepter de ne tracer qu'une ligne dans un espace infini de possibilités ? Car douter d'où l'on va, ce n'est pas être aveugle, c'est même tout le contraire : c'est voir non seulement où l'on va, mais aussi voir partout où l'on ne va pas. C'est, pourrait dire Kundera (oui, ça fait toujours classe une référence), transformer la route en chemin, c'est-à-dire cesser de tracer des lignes aveugles entre des lieux connus pour se mettre à exister dans le lieu où l'on évolue.

Une vie pleine pourrait procéder d'un va-et-vient perpétuel entre manifestation du hasard, sous la forme d'opportunités, et choix conscient consistant en l'adoption ou le rejet de ces opportunités. Car seul le hasard est créateur, seul le hasard apporte des choses qui n'existent pas déjà en nous, c'est pourquoi la vraie création est à double tranchant : nous la célébrons mais elle ne nous doit rien, nous sommes au mieux ses messagers, ou bien nous lui sommes indifférents. Pour bien créer — par exemple sa propre vie — il faut donc être attentif à ce qui n'est pas nous, être attentif à ce qu'on ne maîtrise pas, qui nous file autour, ou qui est posé là, et choisir de s'intégrer à tel mouvement ou de donner du mouvement à telle chose immobile. C'est-à-dire que, progressant sur le chemin si cher à Kundera, il faut être attentif à ce qui se trouve tout autour de soi, s'aventurer un peu hors du chemin, se réserver la possibilité de la découverte et donc le choix de bifurquer éventuellement, de rompre la répétition, de casser la routine, de faire au mieux et non au plus facile.

Je ne peux pas m'empêcher de faire le parallèle avec mon métier. En planification de mouvement, le hasard est la meilleure technique d'exploration de l'espace (comme dans certaines techniques informatiques d'optimisation globale, les métaheuristiques). Contrairement à une succession de déplacements qui seraient choisis de façon trop déterministe, une série de sauts effectués au hasard garantit d'explorer tout l'espace en un temps fini. Cela fait des années que je travaille quotidiennement avec cette propriété mais je suis toujours fasciné par l'idée que le hasard soit la façon la plus efficace de trouver une solution rigoureuse à un problème parfaitement défini. Et il ne faut pas voir le recours au hasard comme un pis-aller. Il existe, en planification de mouvement, des techniques totalement déterministes permettant d'obtenir les mêmes solutions. Mais elles sont généralement beaucoup plus lentes que les techniques aléatoires. Bien domptée, une exploration faite au hasard est donc également plus rapide que toute autre technique, ce qui va encore une fois à l'encontre de l'intuition qui y verrait plutôt un errement inutile qu'une stratégie efficace. Il n'y a pourtant pas d'errements inutiles. Il n'y a qu'en errant que l'on peut réellement apprendre tout et n'importe quoi. On dénigre le hasard, le bruit, l'irrégularité au profit de la beauté mathématique des formes régulières des solides platoniciens, de la lisse courbure des fonctions classiques, de la régularité d'une grille, de la certitude d'une ligne droite. Pourtant, plus on combine ces mathématiques élémentaires pour créer des choses complexes, moins on arrive à prévoir, moins on arrive à lisser, plus on exhibe des comportements se rapprochant du hasard.

Le bruit blanc d'une télé mal réglée est l'expression d'une complexité inimaginable, de même qu'une tache de rouille, une branche tortueuse, des secousses en avion… Tandis que l'ordre géométrique d'un défilé militaire reflète très bien, par la pauvreté absolue des notions mises en œuvre, ce que la démarche a de primaire.

Cassez la régularité de vos vies et emplissez l'espace. Écoutez le bruit ambiant et domptez-le gentiment pour vous laisser guider.

Facile à dire.