Quand on fouine dans les rayons d'une librairie, il y a les livres, innombrables, qui nous plairaient bien mais qu'il ne serait pas raisonnable d'acheter. Et, de temps à autre, on tombe sur un bouquin dont on sait au bout de quelques pages qu'il serait totalement déraisonnable de ne pas l'ajouter à sa bibliothèque.

C'est l'impression que j'ai eue en feuilletant les premières pages de Je mourrai pas gibier, bande dessinée d'Alfred, auteur qui m'était inconnu malgré un prix à Angoulème en 2007. Il fait l'adaptation d'un roman éponyme de Guillaume Guéraud.

Alfred — Je mourrai pas gibier

Des raisons, on peut toujours en trouver.

Des bonnes ou des mauvaises. En pagaille.

Ainsi s'ouvre Je mourrai pas gibier, avec un lièvre mort et quelques mouches pour illustration. C'est bien ce dont il s'agit par la suite : des raisons et un acte de folie meurtrière. Ça aussi, c'est posé dès le début :

— Huit ! a finalement établi le docteur. Cinq morts ! Deux personnes dans un état grave… et un blessé léger. Il y a un enfant parmi les victimes.

Le blessé léger, c'est moi. Pour le reste, c'est vrai que ça fait du monde. Je ne suis pas spécialement bon tireur mais, avec les cartouches de chasse, le plomb part en gerbes et ratisse large.

Moi, c'est donc le narrateur qui nous accompagne jusqu'à la fin ; c'est aussi l'ado auteur d'un massacre familial. Sept victimes et un livre pour montrer comment on arrive à ça. Moi, c'est le seul de la famille à avoir tenté d'échapper à son destin d'habitant de Mortagne : la scierie. Et surtout, d'échapper à Mortagne tout entier, à sa violence, à ses dégénérés. À sa famille, même. C.A.P. mécanique, pour les faire chier. Faire mieux qu'eux et surtout ailleurs.

À la base, ça devait être une fête vu que c'était le mariage de mon frère.

Mais une fête, à Mortagne, on ne sait jamais bien ce que ça veut dire.

Un livre dans la tête d'un innocent lucide, presque le seul de l'histoire. Un jeune introverti mais sensé et gentil : le seul à accepter Terence, le simplet du village. Un livre dans la tête de l'auteur parfaitement normal d'un massacre impardonnable.

Il y a de quoi être sérieusement déstabilisé. J'avoue qu'un livre a rarement déplacé à ce point mon opinion de certaines choses. On réalise le flou de la culpabilité, l'erreur consistant à considérer tout accès de folie comme incompréhensible, à le considérer « autre » et aberrant pour s'en protéger. On est alors pris d'un vertige quand on se considère soudain heureux d'avoir été épargné par la vie : non pas épargné de croiser un fou furieux mais épargné de n'avoir jamais eu à en être un. Pour enfoncer un peu le clou, on finit par ne plus comprendre la différence d'essence entre son propre moi et le moi du livre. On ne constate qu'une différence de circonstances et le fragile équilibre des choses. Dans une interview donnée à BoDoï, l'auteur dit du roman original qu’on referme le livre avec le sentiment désagréable de ne pouvoir cautionner le geste de l’adolescent mais, en même temps, on est content qu’il l’ait commis. C'est vrai mais il faut bien un livre entier pour en arriver là.

Au niveau de la technique, le découpage est simple, clair, les dessins vont droit au but. On se les prend dans la tête comme les salves de texte. C'est-à-dire avec plaisir. Le trait est expressionniste, tout en hachures, en traits, en volutes, en mouvements. Jusqu'à des réminiscences du Cri de Munch. L'image est toujours un peu vibrante. Certaines cases aux traits plus brouillés sont hyper rigoureuses dans leur saleté. La colorisation d'Henri Meunier, quant à elle, rehausse superbement l'album. Elle en est même un élément très fort.

Bref, il y a bien longtemps que je n'avais pas été autant transporté, captivé et ému par une bande dessinée. Je vais sans doute la garder en tête un petit bout de temps.

Je mourrai pas gibier, c'est chez Delcourt, collection Mirages. (En suivant le lien, vous pourrez feuilleter les premières pages en ligne.)