Ce n'est pas une histoire de, c'est une histoire où.

Où depuis quelques jours, revient m'obséder un livre lu l'an dernier et oublié depuis. David Calvo, Minuscules flocons de neige depuis dix minutes. J'avais acheté le livre pour son titre, incroyable, violemment inoffensif. Et car j'avais apprécié un recueil de nouvelles de l'auteur. Quand j'ai posé Minuscules flocons…, je ne savais pas exactement quoi en penser. Il m'avait en tout cas suffisamment séduit, fasciné, pour que j'en finisse rapidement la lecture. (C'est ce qui me pousse à lire, la fascination. À lire les faits divers comme la littérature.) Et puis j'avais posé le livre, l'avais oublié.

Jusqu'à ces derniers jours où a resurgi… Quoi, d'ailleurs ? Quand j'essaie d'y repenser, ça m'échappe. C'était une impression, en tout cas, une émotion, de l'ordre fugace de ces odeurs d'enfance, de ces états enfouis, à ceci près que cette impression ne datait que de l'an dernier. Comme si la lecture avait alors initié en moi un processus inconscient qui se mettrait à effleurer aujourd'hui pour une cause qui m'échappe. Un processus que le simple fait d'évoquer ici refoule immédiatement, me laissant sans la moindre idée de ce dont je parle.

Je vais donc parler du livre, seul élément tangible de mon histoire. Lui-même n'a pas grand chose de tangible à offrir à ses lecteurs. Je l'ai dit : Minuscules flocons… n'est pas l'histoire de. C'est l'histoire le narrateur (alter ego de l'auteur) est envoyé par son journal à L.A. pour y suivre le plus grand salon de jeu vidéo. Il doit rencontrer un certain Dillinger, créateur d'un nouveau concept de jeu. Il rencontre son correspondant, Pongo, et son pote RAM, en costume de Godzilla. C'est l'histoire où il y a des hélicoptères sur L.A., de la neige et où la ville est une grille virtuelle. Il y a un motel, aussi. L'histoire où le narrateur squatte chez des gens étranges. L'histoire où le gamin semble être un stade dégénéré de l'adulte, où tous les repères d'âge, d'activité, de sexualité, d'intérêts sont totalement brouillés. L'histoire où Disney aurait secrètement rencontré Tezuka dans des studios d'animation faits de bunkers et de souterrains humides. Où la réalité a glissé vers quelque chose d'inquiétant, de psychotique, d'intestinal, où elle n'est faite que d'inavouable et de paranoïa. L'histoire où les costumes et les peluches sentent la sueur. C'est tout ça, bien d'autres choses, mais impossible de dire l'histoire de quoi c'est. S'il y a une chose que ce livre ne donne pas, ce sont des réponses. Il est une somme d'impressions, d'émotions, d'images intangibles, fugaces, de conclusions incertaines, de mythes modernes, de références innombrables aux icônes des séries SF, des jeux vidéo, des anime ; un monde pas franc de fiction, de nerds, de fucking non-dit, d'humains happés par la mythologie contemporaine et son grand vide. Comme on est happé par le livre sans en retirer d'autre enseignement qu'un truc qu'on oublie et qui grouille en nous pendant des mois avant de se frayer un chemin vers la surface pour accoucher d'un billet de blog.

Le style d'écriture de Calvo est particulier, très difficile à décrire. On y retrouve un peu de la poésie technologique de Gibson, en plus nihiliste. Plus personnel aussi, sans doute, plus à fleur de peau. Plus malsain dans le sous-jacent. Ce qui, pour une lecture, est nécessairement plaisant. L'ensemble du livre montre une narration assez hétéroclite. C'est déconcertant mais ça confère à la lecture une valeur d'expérience forte. Le récit à la première personne et au présent est ce qui peut se faire de plus intimiste. L'écriture est très visuelle et les images qu'elle fait naître sont puissantes, on reste longtemps dans l'ambiance. Dommage que certains passages nous éjectent un peu du récit. Les dialogues explicatifs semblent parfois trop soutenus, comme issus d'une cinématique d'un vieux jeu d'aventure ou d'une scène de film ou de série visiblement conçue pour dévoiler des informations, à l'exclusion de toute autre chose. Rapprochements stylistiques qui, pour ce livre, ne sont finalement pas inacceptables. Ou bien, peut-être que ce que je prends pour de la maladresse n'est finalement que la rugosité d'un style très personnel. En tout cas, c'est une écriture racée, fougueuse, marquante. (Tout comme l'est, à sa manière propre, celle de Thomas Day, autre jeune écrivain français de SF/fantastique.)

Extrait :

Ma tête est pleine de vagues et de remous qui refluent, brouillés d'algues et de sable, l'écho d'une ligne de parasite ou d'une réverbération, un galop de bongos sur un larsen de ukulélé.

Le contact de la vitre est froid, mon front sur le plexiglas. À terre se dévoile lentement l'intimité luminescente de la grille de Los Angeles, cancer de la terre, circuit imprimé rouge, ocre, métal sous une nappe de pollution. Des niveaux détourent les aberrations de la plaine, enlacements de courbes et de droites où s'articulent les spores urbaines. Ces particules forment des blocs rectangulaires aplatis : hangars, bungalows, parkings, centres commerciaux et pavillons, un gaufrier de puces limité par un système d'autoroute organique, pelé aux points nodaux en forêts de spaghetti. Une activité grouille sur ces artères rectilignes, déplacement de lumière épaissi à basse altitude.

Notre appareil bascule dans la nuit. Les hôtesses dansent dans la travée, répétées jusqu'au verre teinté du cockpit. Tous les haut-parleurs grésillent, j'ai l'impression de mourir.

Minuscules flocons de neige depuis dix minutes (couverture)

Minuscules flocons de neige depuis dix minutes, David Calvo
les moutons électriques, éditeur