Dans mon immeuble, il est de notoriété vaguement publique que des dealers utilisent l'entrée pour y planquer leur marchandise. Quand ils désirent récupérer leurs biens, rien de plus simple : un coup de pied fait sauter la serrure de la première porte, réveillant la moitié des occupants de la copropriété, et un deuxième coup de pied fait sauter la grille, réveillant la moitié précédemment épargnée.

Que des cons vendent de la drogue à d'autres gens assez cons pour la leur acheter, peu m'importe.

Que ces cons me réveillent à coups de coups de pieds, ça m'emmerde.

Et que, comme ce soir, lesdits cons se transforment en connards en mettant définitivement hors service ce qui restait de la serrure, empêchant toute ouverture de la grille, ça me met hors de moi.

C'est ainsi que, ce soir, j'en ai profité pour faire un petit tour du quartier quelques minutes après le bruit caractéristique de la porte qu'on ouvre de façon non conventionnelle.

Bon. Soit. Il y a effectivement des types louches qui font le guet dans la rue, sans doute en quête d'acheteurs. Mais ça me fait une belle jambe. Car il n'y a rien à faire de plus. Quand même, afin qu'ils regrettent leurs méfaits et arrêtent leur activité illicite au profit d'un élevage de chèvres dans le Larzac, je leur jette un regard suspicieux.

Bah. Autant profiter du calme de ce dimanche soir pour marcher un peu le long de la Garonne, quai désert sous un air froid légèrement embrumé. Pas tout à fait désert. Trois ou quatre sacs de couchage où dorment des gens sans doute frigorifiés. Ils se sont installés à ce qui doit être un des points les plus froids, au niveau du fleuve. Je me dis que ça doit être le prix de la tranquillité. Et je me demande si quand on n'a plus rien, on est encore sensible à la beauté des lieux où l'on dort. En tout cas, demain matin, ils auront la plus belle vue de la ville. Rien d'autre.

En aval, collée à la centrale EDF, l'œuvre d'art néon installée pour le Printemps de septembre proclame son nihilisme en grandes lettres bleu méthane : GOING FROM NOWHERE, COMING FROM NOWHERE.[1] J'aimerais bien qu'ils la laissent mais j'imagine qu'elle sera démontée.

Continuant à suivre le quai, j'ai longuement médité sur la malheureuse idée d'avoir conservé sur moi l'imposant tournevis cruciforme ayant servi à débloquer la serrure. C'est vrai : bien qu'il soit, je pense, autorisé de transporter un tournevis sur la voie publique, j'imagine qu'en cas de contrôle de police, un type qui se promène seul, la nuit, sans ses papiers, avec sur lui de quoi embrocher son prochain aurait toutes les chances de finir au commissariat. Je m'imaginais déjà donnant l'explication de la chose et la trouvant moi-même ridicule : Des dealers ont bloqué la serrure de mon immeuble, je suis donc descendu avec un tournevis pour la débloquer, après quoi j'ai repéré les dealers avant de décider d'en profiter pour faire une petite promenade nocturne le long de la Garonne. Pour peu qu'on découvrît le même soir un cadavre dans les parages, ou qu'on signalât une disparition, j'étais bon.

Et là, j'ai une pensée pour tous ces gens accusés à tort : celui qui avait décidé de se promener avec sa tronçonneuse après avoir coupé un peu de bois ; celui qui avait décidé de se promener avec la fiole de gaz sarin qu'il venait de synthétiser ; celui qui avait décidé de se promener après avoir rempli une bonbonne de gaz de clous et d'explosifs parce que c'était plus pratique pour les transporter… Ô, cynisme.

Going from nowhere, coming from nowhere.

Going home.

Notes

[1] Voir le billet précédent.