Promenade nocturne dans Toulouse pour échapper au boucan du voisin. Tant mieux, en fin de compte. Ça a quelque chose d'agréable de se munir d'un bon pull, d'une écharpe et d'un bonnet polaire pour aller arpenter, un lundi soir, le tracé médiéval des rues humides et désertes de la ville.

À cinq cents mètres de chez moi, je découvre encore des ruelles où je n'avais jamais mis les pieds. Toulouse regorge de ces voies qui échappent naturellement à la circulation, même piétonne. Il faut une marche lente dans la nuit et l'envie de s'égarer un peu, l'envie de ne pas trouver de raccourcis, pour y pénétrer. Étrange cœur d'une métropole majeure qui ressemble parfois à un vieux village, quelques immeubles séculaires à l'abandon…

Au coin d'une rue s'impose, intimidante, une grande école toute en briques sombres, architecture socialiste des années 30. On imagine, derrière la haute et large porte close, un couloir aux mêmes dimensions, briques, ciment, portes en bois, tubes métalliques peut-être un peu rouillés alimentant des lumières disposées régulièrement jusqu'à l'arrivée dans une vaste cour. Épinglée sur la porte, une affiche manuscrite à la démesure du bâtiment, « Attention aux poux » en cursives scolaires, me frappe d'archaïsme. Peut-être ai-je un peu trop oublié que cette simple affiche est le point culminant de siècles de perfectionnement technologiques et méthodologiques et que sous bien des aspects, elle reste supérieure à tous les cris que l'on pourrait pousser, noyés parmi tant d'autres, par tous les moyens électroniques existants. Il reste, dans l'espace public, des endroits dégagés et clairs, comme les entrées des écoles. Cela a plus ou moins disparu du cyberespace. Comme le mot cyberespace a lui-même disparu, et c'est assez significatif, pour laisser place à la toile, au réseau, bref, à des entrelacs indémaillables de couleurs, de Google Ads et d'onglets surpeuplés où l'on est forcé au tri ou à la mort du cerveau. On a raison de s'enthousiasmer pour tout ça (quoique peut-être pas sous cette forme) mais on a tort d'oublier l'avant, de considérer le non-électronique, l'archaïque comme technologiquement dépassé. Une affiche manuscrite dans un lieu public est un système d'information parfaitement abouti et évident. Ce qu'aucun système électronique n'est à l'heure actuelle, même le plus simple, quand il s'agit de remplir une fonction aussi élémentaire.

Je continue ma promenade dans la nuit archaïque et je repense à la force de l'intuition et des sens humains dans des domaines où on pourrait les croire impuissants. J'ai, non loin de mon lit, un petit serveur Linux qui me sert à échanger des fichiers, à me connecter chez moi depuis l'extérieur, etc. L'autre nuit, j'ai été réveillé par le bruit répétitif que faisait le disque dur, comme essayant sans cesse de lire ou d'écrire. Ne trouvant aucune explication normale à la chose, j'ai pianoté deux minutes pour m'apercevoir que quelqu'un était en train d'essayer de trouver mon mot de passe (chaque tentative, exécutée patiemment et mécaniquement par un programme quelque part ailleurs dans le monde, provoquant un accès disque et le bruit qui avait fini par me réveiller). J'ai pris les mesures qui s'imposaient et me suis rendormi. Archaïsme, donc, du sommeil dérangé par un bruit mécanique, permettant de déjouer en deux minutes une attaque informatique infiniment plus moderne. Archaïsme aussi de l'oreille du mécanicien qui connaît son moteur dans la tonalité et le rythme de chaque déclic.

Et l'humain, archaïque, veille avec sa chair spongieuse sur ses créatures de plastique, de métal, d'électromagnétisme et d'arithmétique.

Et non loin des matrices où naissent les Airbus veille heureusement la ville ancienne, corps analogique irrigué par ses ruelles médiévales et humides, que je quitte pour constater que le silence est revenu au-dessus de chez moi.