Je ne sais pas ce qui a fait le plus de bruit entre l'annonce faite par Valérie Pécresse d'un objectif de 30% d'élèves boursiers dans les grandes écoles, ou la position de la Conférence des grandes écoles qui craint en cela une baisse du niveau moyen.

Étant issu de cette filière, je vais me permettre de donner mon avis.

Il y a en France un problème évident de déséquilibre des chances et de discrimination sociale en fonction du milieu d'origine de chaque élève. Dans les faits, le niveau d'études des parents, leur richesse, leur disponibilité (donc leur métier), leur lieu de vie, leur origine sociale, etc., déterminent fortement le niveau d'études auquel peuvent prétendre leurs enfants. Cela met à mal le beau « modèle républicain » d'égalité des chances et il est normal d'y voir une injustice. Ainsi mes camarades d'école d'ingénieurs avaient-ils le plus souvent des parents médecins, ingénieurs, professeurs... Pas toujours : le système garde une certaine capacité à propulser vers le haut les élèves issus de milieux modestes. Mais les proportions sont largement biaisées. Quant aux couleurs de peau, les bouilles les plus colorées ne venaient pas de France mais de l'étranger. Les quartiers défavorisés restent relativement représentés en classes préparatoires ; ils le sont beaucoup moins en écoles d'ingénieurs.

On nous annonce donc un « objectif » de 30% d'élèves boursiers dans les grandes écoles, à savoir la proportion que l'on rencontre en classes préparatoires. Première remarque : est-ce aussi la proportion parmi tous les étudiants bac + 3 ? Si ce n'est pas le cas, alors il serait bien plus juste de viser cette proportion-là (que j'ignore) tant pour les classes prépa que pour les grandes écoles. Deuxième remarque, qui m'occupera jusqu'à la fin de ce billet : quand on dit « objectif », « viser », il y a une grande ambiguïté. Veut-on obliger ? Veut-on atteindre obligatoirement mais sans imposer ? Ou souhaite-t-on simplement cela avec la meilleure volonté du monde, sans rien entreprendre pour ?

Pour explorer la première hypothèse, il faut dire un mot du fonctionnement des grandes écoles. Le métier d'ingénieur reste un métier demandant une compréhension rapide d'une grande gamme de problèmes et une certaine vivacité d'esprit. Ce sont des traits qui ne s'acquièrent pas entre 20 et 23 ans. L'école d'ingénieurs n'est pas un terreau fécond où l'on peut, étant moins bon en entrée, devenir l'égal de ses camarades en sortie. Ce n'est pas un endroit où on se transforme, c'est un endroit où on se perfectionne. C'est la raison même du concours d'entrée : en recrutant des élèves à l'issue d'épreuves où ils ont dû faire fonctionner leur cerveau à plein régime sur un grand nombre de problèmes, les écoles s'assurent au mieux la qualité de leurs futurs ingénieurs, puisque les capacités d'analyse, de résolution, de résistance au stress et de gestion du temps disponible sont des clés du métier d'ingénieur. Ces épreuves, que tout élève-ingénieur a traversées, sont déterminantes pour la suite, bien plus que les trois années d'école qui suivent. Or, il n'y a pas de quoi, monsieur Chatel, être choqué quand on entend qu'une mesure de discrimination positive ferait baisser le niveau, car c'est la définition même de la discrimination positive : sélectionner selon un critère autre que le niveau scolaire. Dans une filière ayant la capacité de lisser les niveaux en sortie, c'est un choix qui peut se défendre (même s'il demeure injuste envers tout candidat évincé par un candidat moins bon — il faut croire que nos gouvernants préfèrent distribuer équitablement les injustices, plutôt que de chercher une justice unique). Mais dans un système qui repose presque entièrement sur la sélection, ce que sont les grandes écoles, c'est pour le moins hasardeux. Nous sommes, rappelez-vous, dans ma première hypothèse, celle où les 30% seraient un objectif imposé, donc un système de quotas, sachant que la proportion actuelle est de 15% d'élèves boursiers en écoles d'ingénieurs (et 10% en écoles de commerce). En sélectionnant 15% de l'effectif à un niveau inférieur à ce qui serait possible, le niveau moyen baisserait, c'est un fait. Voyons aussi les avantages : une meilleure mixité sociale au sein d'un métier qui demeure relativement prestigieux (même s'il a largement perdu de son éclat, l'ingénieur-technicien ayant remplacé l'ingénieur-inventeur tant dans les esprits que dans les faits). Cela irait évidemment dans le sens d'une plus grande paix sociale. Et moi-même, égoïstement, je me sentirais sans doute mieux intégré à mon pays si j'avais des collègues qui en fussent mieux représentatifs.

Ma deuxième hypothèse était que cet objectif de 30% soit quelque chose que l'on tienne absolument à atteindre mais pas à imposer. C'est-à-dire, rétablir l'égalité des moyens éducatifs là où elle est brisée : dès la plus tendre enfance. Réparer les quartiers difficiles, améliorer la mixité sociale en ne prenant pas exemple sur Neuilly qui a, souvenez-vous, préféré payer plutôt que de respecter les lois qui imposent un nombre de HLM par habitant. Un… quota, tiens, comme c'est curieux. Comme ça, les grandes écoles devraient abandonner leur légitime objectif de niveau mais certaines communes ne pourraient pas renoncer à leur absurde objectif de richesse ? Je clos cette parenthèse sark… sarcastique. Une fois le territoire réparé, donc, une fois la cité rétablie (je n'ai pas dit les cités), une fois l'aide apportée à ceux qui en ont besoin au moment où ils en ont besoin, la proportion de boursiers devrait naturellement redevenir la même sur les bancs de la fac et sur ceux des grandes écoles. Notons par ailleurs que le niveau scolaire national moyen serait alors bien plus élevé. Oui, ma bonne dame, ça va coûter de l'argent, mais je ne connais pas meilleur investissement que celui-là.

Quant à ma troisième hypothèse, celle de l'effet d'annonce et des bonnes intentions affichées… Nous autres scientifiques dirions que c'est une constante universelle de la politique actuelle.

Une autre constante chez nos gouvernants est celle de ne jamais chercher à réparer quand on peut se contenter de rafistoler. Les quotas étant un gros morceau de scotch.