« Alors ? »

Le patron avait balancé la question à travers la salle sans cesser d’essuyer le zinc. Tout juste avait-il levé les yeux vers la porte.

Devant le désert éblouissant, les battants oscillèrent, dessinant les contours mouvants de la silhouette de Riad. À contre-jour, la sueur se devinait sur ses tempes en reflets aveuglants. Le tic tic tic de la dramaturge ponctuait l’air chaud brassé par de grandes pales trop lentes. Quelques tables carrées ou rondes utilisaient l’espace.

« Ce saut ? » reprit le patron.

Riad avança vers le comptoir.

« Bien », dit-il.

« Les hommes vont nulle part de plus en plus vite ! » lança la dramaturge de sa voix éraillée depuis la table ronde qui était devenue la sienne. Personne ne répondit.

Riad occupa un tabouret ; il s’empara du thé qu’Ahmed lui offrit et s’accouda au bar.

Le grouillement des doigts de la dramaturge attira son regard. Tic tic tic. Il semblait à Riad que la vieille femme avait toujours occupé les lieux. Il ne l’avait jamais connue très différente. Simplement, pendant que lui avait grandi, elle avait été gagnée par les rides, sa silhouette était devenue plus chétive et, sans doute, son esprit plus dément et plus acéré à la fois. Tout le monde lui vouait un certain respect. Aussi loin qu’il se souvînt, personne ne s’était jamais assis à sa place. Quand elle n’était pas là — si cela arrivait —, la machine à écrire antique, sa pile de papier, de rubans-encreurs et sa burette d’huile réservaient de toute façon la table. On n’y touchait pas. C’était ainsi. Tout le monde le savait et saurait le faire savoir aux nouveaux venus, si nécessaire.

Un repère, songea Riad, et un repaire. Il était bien, ici, c’était sa tanière et c’était le point immuable qui permettait à sa vie de se mouvoir librement sans qu’il conçût l’angoisse de se perdre. Sa balise spatio-temporelle indestructible. Il avait voyagé aussi loin que la technologie le permît ; toujours il repassait ici.

Il se tourna vers le patron :

« Ahmed !

— Oui, Riad.

— Je peux encore gagner une demi-seconde », dit-il plus sérieusement qu’il n’aurait voulu. « Peut-être un peu plus.

— T’es grand, dit le patron en haussant les épaules. Et t’es intelligent. Brillant. » Il essuyait un verre. « Mais t’es un sacré con.

— Mais je le ferai ! » dit Riad fier et narquois.

Un instant, Ahmed oublia le pilote de navette et vit le camarade qui, gamin, avait tracé sur la jetée la Limite De Freinage Pour S’Arrêter Avant Le Bord, avant de s’élancer.

Le barman frissonna. Il revoyait Riad s’arracher de la selle ; le vélo disparaître ; Riad rouler, arrêté par une petite borne en béton. Ahmed pétrifié, Riad avait simplement dit : On descend voir les dommages à la structure ?

« Je sais. » Il essuya un autre verre. « Compte pas sur moi pour te faire la leçon. »

Quelque chose glissa sous le tabouret et percuta doucement le bar. Une feuille de papier. Un feuillet échappé de la table de la dramaturge. Riad le ramassa, traversa l’air tiède de la pièce et le tendit à la vieille femme. Elle le prit entre ses doigts décharnés et le lui rendit, l’encourageant de son regard vif aux bords froissés. Il lut :

Ma patience a des limites, mais il ne faut pas ex

La dernière lettre était à cheval sur le bord de la feuille.

« Il manque la fin de la phrase, hasarda Riad.

— Vraiment ? J’aurais pourtant juré… Oh. Les marges ont leur utilité. »

Son sourire révéla de belles dents rondes, jaunes et brillantes comme un vieux bois ciré.

Un volume d’air caressa l’échine de Riad qui jeta discrètement un coup d’œil derrière lui.

« Je dois vous avouer qu’il coûte très, très cher », articula la vieille dame.

Riad se retourna vers elle.

« Pardon ?

— Le singe invisible. Je vous confie à lui. Il ne vous lâchera pas d’une semelle. Faites-lui un clin d’œil si vous êtes en difficulté. » Riad la dévisageait. « Excusez-moi, jeune homme, je retourne à mes boustrophédons. »

Tic tic tic. Elle acheva sa ligne, extirpa le feuillet, l’inséra entre les rouleaux de métal noir de sorte que ce qui était le haut fût en bas et reprit la frappe, juste au-dessus, donc au-dessous, du dernier caractère de la ligne qu’elle venait d’achever. À l’envers. Tic tic tic.


* * *


Le type était super baraque, portait une veste noire en nylon et pas un cheveu sur la caboche. Il s’appelait Charles. Il regardait par-dessus l’épaule d’un gringalet efféminé qui s’appelait Brian et était absorbé dans la contemplation d’un écran, de cet air de pigeon crétin que peuvent prendre les gens les plus classe et les plus intelligents quand ils consacrent leur cerveau à l’observation d’une image. Charles prit le même air sans s’en rendre compte. L’image était mauvaise, en 2D, typique des premiers encodages numériques grand public. C’était plein d’images de vieux dessins animés qui clignotaient dans tous les sens et une voix totalement ringarde qui parlait de voyage musical, de pulsations, de basslines et de deep dance. Commença alors une chanson du siècle dernier avec des visages de nanas qui chantaient au milieu de flashes lumineux. Et un jeune garçon qui se cachait les coucougnettes en dansant, toujours en dessin animé.

« Ça craint », dit Charles.

Brian fit un bond.

« Je t’avais pas vu, Charles, dit-il de sa voix nasillarde.

— C’est quoi, cette merde ? » Puis, se désintéressant de sa propre question : « Brian, t’as fait ce qu’il fallait ?

— Mais regarde. C’est dingue, nan ? Des types qui faisaient ça dans les années 1970. Complètement underground. Une sous-culture. Ces films, ça s’appelle des AMV. J’ai trouvé un vieux backup public où y’en a plein. Je te raconte pas pour trouver les logs qui lisent ça. »

Les yeux de Brian étincelaient. Charles décida de faire semblant de s’intéresser deux minutes.

« AMV ? Ça veut dire quoi ?

— Je sais pas. Mais ils dessinaient vachement bien, nan ?

— Les années 1970, tu dis ? » Charles sembla réfléchir. « Ce serait pas les ancêtres des vidéoclips ?

— Peut-être bien, Charles. Peut-être bien. »

Un silence respectueux s’installa.

« Bon. Brian. Tu m’as largué, soupira Charles. Où j’ai foutu mes pensées ?

— Au large, regarde-les nager.

— Sérieusement. Le message est parti ? Ce vol va pas se saboter tout seul ! »

Brian rassura Charles pour l’éloigner. Il avait presque fini. Il copia l’adresse du correspondant. Absorbé par la vidéo, il ne remarqua pas qu’il emportait aussi, depuis une ligne adjacente, une seconde adresse. Il commanda l’envoi.

Épisode suivant : vol 0003


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