« So, Youri ? »

Riad était assis presque sous le ventilateur. Chaque petit mouvement d’air qui l’effleurait, chaque passage au-dessus de sa tête d’une des grandes pales en bambou témoignait désormais de l’attachement qu’avait pour lui le singe invisible de la dramaturge. Il l’imaginait juché sur son dos, en train de l’épouiller, ou ce genre de choses que font les singes pour s’occuper. Ou qu’on imagine qu’ils font. Tant que ces grandes pales froisseraient l’air, il l’imaginerait ainsi posé sur ses épaules, en train de lui fouiller la tête avec une régularité parfaite. Foutues pensées, ça mène nulle part.

Et hors de ses pensées, il demandait à l’homme assis face à lui :

« So, Youri ? Le boulot, ça va ?

— Bof. Le call center va fermer », dit Youri en passant son pouce sur le relief de la bouteille de Schweppe’s. « Ils délocalisent.

— Eux aussi ? Où ça ? dit Riad.

— En France, dit Youri.

— Tu vas y aller ?

— Non, merci. Tu sais comment c’est, là-bas.

— Ouais, dit Riad.

— C’est la belle vie, ici, on veut tous rester. »

Le singe invisible susurrait à Riad que le grand-père de Youri avait subi l’exil des journalistes russes. Sa famille était devenue marocaine à cette époque.

« Je retrouverai un job », dit Youri. « J’ai jamais vraiment arrêté de hacker des trucs. Et toi, le boulot ? »

Riad prit un air pensif que son ami renonça à décoder. Personne ne pouvait décoder Riad. Puis il sourit avec une assurance dont Youri était certain qu'elle devait faire partie de la formation de tous les pilotes de ligne.

« Quand j’étais gosse, dit Riad, je me serais damné pour monter dans une navette et aller dans l’espace. Aujourd’hui, j’en pilote. Je passe le quart de ma vie dans des hubs orbitaux. Presque chaque jour, mon petit déj’, c’est le noir bien tassé de l’espace où trempe un croissant de terre. Alors, je peux pas me plaindre.

— Tu as repris le boulot ?

— Non. Je pourrais. Faudrait. »

Ils prirent congé l’un de l’autre avec pour consigne Youri de saluer son épouse et Riad une banalité.

Alors, Riad alla acheter un ventilateur. Pour mettre chez lui, au plafond, avec de grandes pales.



Voum… Voum… Voum… Voum…

Affalé dans son canapé, la tête renversée, il regardait tourner doucement le ventilateur.

Bien sûr, la climatisation le rendait parfaitement inutile, mais…

Il se leva, fit quelques pas, s’immobilisa. Attendit. Marcha encore un peu. Haussa les épaules.

C’est idiot, se dit-il. Parfaitement inutile.



En entrant dans le bar, sans savoir pourquoi, il évita de croiser le regard de la dramaturge. Il fila jusqu’au comptoir.

« Ahmed ! »

Le barman posa une tasse face à Riad et y versa un thé brillant et fumant.

« Merci. Dis-moi… »

Il s’interrompit, assailli par une impression de profonde absurdité. Il lui semblait que ce qu’il faisait était tellement contraire à ses principes que c’en était mal. Et décida de continuer pour se prouver que, peut-être, ça ne l’était pas.

« Ton ventilateur », dit-il, « où tu l'as acheté ? » Des yeux, il désigna les pales balayant le plafond. Ahmed le fixa longuement, attendant la fin de la blague. Puis il décida que Riad voulait vraiment une réponse.

« Attends. »

Il partit dans la remise ; en revint avec un catalogue qu’il ouvrit sous les yeux du pilote. Ikea, 2046.

« C’est le modèle à retournement gaussien, là. »

Riad lut le descriptif situé juste sous la photographie non contractuelle : Le Gaslo-Fiklomar® à retournement gaussien XK445 a des pales en bambou équitable lamellé-collé ayant subi un traitement génétique breveté. Leur structure microalvéolée produit des mouvements d’air stochastiques paradoxaux qui donnent une agréable impression de brise printanière. Exploité en plantations, le bambou est une ressource renouvelablabla…



Voum… Voum… Voum…

Le Gaslo-Fiklomar n’y changeait rien. Les mouvements d’air sur sa tête n’avaient rien de petites mains bienveillantes et invisibles.

« Surprenant ! » éclata Riad pour lui-même. Et il maugréa que la dramaturge pouvait garder sa folie pour elle.


* * *


Brian était subjugué par le défilement des images sous ses yeux. La violence du montage se réduisait presque à un clignotement et la musique qui l’accompagnait, toute faite d’impacts, ne semblait guidée par aucune espèce de recherche d’harmonie. Son associé tournait en rond, une bière à la main.

« Regarde ça, Charles ! Ça s’appelle AKNW, par un artiste nommé BBR. C’est fou. Fou.

— Arrête de m’appeler Charles. Je m’appelle Frank », dit Charles.

Brian haussa les épaules.

« Tu parles. »

À l’écran, un symbole de courrier se superposa brièvement à l’image. Brian consulta ses messages.


Ceci est une réponse automatique. Je suis en congés et n’aurai pas accès à mon courrier professionnel avant le xx/xx. En cas d’urgence, vous pouvez me joindre en vocal à xxxx@xxxxxxxx.

Riad Latif

Commandant de bord

Skyway®. So Moving.™


S’ensuivait le message envoyé quelques heures auparavant. Brian sentit son cœur trébucher et blêmit.

« Un problème ? » dit Charles.

Brian excluait résolument de révéler qu’il avait commis l’exploit de demander à la mauvaise personne d’exécuter leur petit attentat entre amis. Charles ne l’aurait sans doute pas cogné, pas même touché. Il n’aurait même pas explosé de rage. Il aurait mis toute sa corpulence à l’œuvre pour lui adresser un regard navré, réprobateur, qui rongerait comme un acide ce que Brian avait conservé d’amour-propre. Un regard qui le réduirait définitivement à un type même pas foutu d’envoyer à la bonne personne le message le plus compromettant de sa courte carrière de terroriste amateur. Un pain dans la gueule serait cent fois préférable.

« Non, nasilla Brian. Ces vieux logs sont hyper instables, ça a planté.

— Si tu continues à regarder ces trucs-là, c’est toi qui vas planter. »

Bingo, pensa Brian. Et il envoya une seconde fois le message, à son vrai destinataire.

Épisode suivant : vol 0004


Piste : 1

Illustrations : Ghis/MoC, qui dessine les ombres plus vite que son ombre.

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