Hubert Dimitri Largecount IV eut un instant d’hésitation. Il s’en voulait légèrement de n’avoir jamais pu se souvenir du nom de cette personne absolument indispensable qui avait été son assistant personnel pendant ces dix dernières années, l’avait accompagné dans tous ses déplacement personnels et professionnels — distinction qui échappait à Largecount — et habitait chez lui. Il l’apostropha donc comme il put.

« Dites…

— Oui, Monsieur ?

— Mon ami le professeur Geert m’invite à passer quelques jours dans sa demeure de vacances. C’est à… » Il tapota sur sa tablette. « À Yalta. Mon Dieu, où est-il encore allé se fourrer ? Ça vous dit quelque chose, ça, Yalta ?

— C’est au bord de la mer Noire, Monsieur, en Crimée.

— Est-ce que j’y suis déjà allé ?

— Pas que je sache, Monsieur.

— Et vous ?

— Oui, Monsieur. C’est une jolie station balnéaire. Un peu comme Nice, en plus slave, si vous me permettez. »

Hubert Largecount sembla hésiter.

« C’est assez riche, Monsieur.

— Ah. Bien. Après tout. Et puis il y aura aussi Bouisson. Je sens qu’on va bien s’amuser à parler de sa dernière lubie. Figurez-vous qu’il construit des usines à biogaz dans une vingtaine de pays. Dites à Geert que c’est d’accord et occupez-vous du voyage.

— Bien. Est-ce que je suis du voyage ?

— Évidemment. Vous aussi, vous avez droit à des vacances. Vous ferez du ski nautique, ou ce que vous voulez. »


* * *


Riad se réveilla en fin d’après-midi. Il avait l’esprit embrumé par une sieste trop longue. Des rayons de soleil oranges frappaient la toile écrue du canapé où il s’était assoupi. Ils y dessinaient des motifs abstraits géométriques et luminescents. Derrière le mur vitré, surplombant le désert, le ciel était bleu cobalt, profond.

Le rêve avait été étrange mais pas désagréable. Comme tous les rêves.

Juste avant de se réveiller, il fuyait pour se cacher d’une menace indéfinie. Sous la pleine lune, des cris montaient derrière lui, dans un bois au sol très propre, au milieu d’arbres clairsemés aux troncs clairs et effilés. Ces lumières, au-delà de l’orée, étaient-elles celles de ses poursuivants ? Le singe de la dramaturge courait devant lui, le tirant par le bras. Dans le monde onirique, il n’était pas invisible. C’était un joli petit singe.

Le ventilateur tournait toujours. Voum… Voum… Voum…

Riad se servit un verre d’eau et sortit sur la terrasse. Il faisait encore chaud.

Derrière le muret, la vallée résonnait de bouffées de couleurs ocres. Où se heurtaient ciel et terre, les teintes explosaient, propulsant leur grain sur le métal de la sculpture. Installée au coin de la terrasse, simple angle d’acier au profil courbé, haute comme deux hommes, elle semblait attendre paisiblement la nuit.

Le sculpteur s’appelait Ed Zatke, un Américain qu’il avait croisé durant sa formation de pilote. Prof de maths, expert renommé en simulation aérodynamique, grand artiste, un type génial, sympa, pas prétentieux pour un sou. Jamais à vous expliquer qu’il n’avait pas le temps pour ci ou ça, ni que telle chose allait être compliquée. Il parlait, imaginait, se réjouissait insatiablement de ce que l’existence lui permettait de réaliser.

En touchant la texture légèrement rugueuse de l’acier, Riad pensa que sa vie était une grande arnaque. Lui qui sillonnait l’espace n’avait pas le dixième de la liberté et de la reconnaissance dont jouissait Zatke. Les passagers se moquaient bien du nom du pilote. Les horaires et les plans de vol dessinaient sa vie ; sa liberté, il la gagnait à chaque vol, ce qui prouvait qu’il n’en avait aucune. Il n’allait rien laisser. Zatke produisait chaque jour des choses extraordinaires. Il le faisait comme bon lui semblait. Et il semblait en retirer un bonheur absolu.

Riad s’appuya sur le muret, au côté de la sculpture abstraite.

Dans le soir venant, l’homme et le frêle géant de métal semblaient plonger leurs regards au loin.

Encore lumineuse, une traînée de condensation dans le ciel lui remémora le message reçu le matin même. Quelque chose comme Présence cible SW8028 confirmée. OK opération Alice. Moitié doit être versée. Il y avait un second destinataire, un certain Adolfo Lopez.

Le message pouvait être un simple virus. Il pouvait participer du bruit de fond dément que des machines crachaient les unes vers les autres depuis que le net existait. Mais un détail le rendait trop personnel pour que Riad se contentât de l’effacer. SW était l’identifiant de sa compagnie aérienne, Skyway. SW8028 avait tout d’un numéro de vol. Et vu son adresse électronique, Adolfo Lopez était un collègue.

Il prit le téléphone.

« Allô, Youri. »

Épisode suivant : vol 0005