La navette filait et vibrait quelque part entre l’air et le vide. Elle exigeait de Riad qu’il fermât les yeux, qu’il se fît foetus dans la matrice de matériaux composites. Il sentait son être fondre pour mieux s’écouler à travers les interstices de l’univers, jusqu’à tout englober. Le passage de l’hôtesse ne l’extirpa pas de ses rêveries. Il repensait à la deuxième soirée chez Maât.


Dans la lueur des écrans, la hacker avait confirmé les craintes de Riad. Le mail qu’il avait reçu était destiné à Adolfo Lopez, commandant de bord chez Skyway.

La jeune fille avait expliqué :

« Voici la liste alphabétique des pilotes de la compagnie. Pas publique mais facile à trouver. »

Youri eut un sourire ou c’est ce qu’il sembla à Riad.

« Les adresses sont formatées nom point prénom puis le domaine Skyway », continua Maât. « C’est standard. Je balance une expression de substitution… »

Elle tapa une commande absconse.

« J’obtiens sans me faire chier la liste des adresses. Ton nom, Latif, est juste avant Lopez. L’expéditeur a pris les deux sans faire gaffe.

— Mais qui c’est, l’expéditeur ? » dit Riad.

Elle n’en savait rien. Il était passé par un anonymizer, un service qui expurgeait les communications de toute information personnelle. Ou, comme disait Maât : les adresses étaient remplacées par des données à la con.

Elle avait montré à Ryan à quoi ressemblait le mail « à l’intérieur ». Un tas de données techniques précédaient le contenu proprement dit.

« Tu vois, ces adresses, là, là et là ont été niquées. Et certaines lignes ont giclé.

— Alors, pour le démasquer, c’est sans espoir ? »

Elle s’était tournée vers lui, l’air un peu hébété. Puis son visage avait entièrement laissé place à un grand sourire parfaitement heureux.

« Non ! Jamais sans espoir. Information égale espoir. Information manquante égale information. Mille façons pour une information d’être manquante. Regarde. Ces adresses ont été brouillées d’une façon particulière. Pourquoi ? Cette ligne n’a pas été virée. Pourquoi ? »

Les hackers étaient une communauté organisée. Les services se rendaient en prévision ou en remboursement d’un autre. Maât avait confié le message à un spécialiste des anonymizers, pour analyse.

« J’aurai les résultats d’ici un jour ou deux. »

Riad était déçu. Il n’avait encore rien appris d’intéressant. L’odeur du lieu l’entêtait, une odeur en partie humaine, en partie de câbles neufs et de plastique chaud.

« Fais pas cette tête », dit Maât d’un ton un peu moqueur, comme elle aurait consolé un gamin. « J’ai gardé le meilleur pour la fin, le destinataire. Notre Lopez est un gros nul. Il laisse ses mots de passe n’importe où, quand il n’utilise pas sa date de naissance. Il m’a suffi de quelques heures pour constituer un bon dossier. »

Riad et Youri se rapprochèrent imperceptiblement d’elle, comme pour ne pas risquer qu’un mot s’échappe sans qu’ils l’attrapent.

« C’est aussi un gros nul dans la vie. Truffé de dettes jusqu’au trou de balle. Grande villa moche à Madrid, non mais regardez-moi ces colonnades, si c’est pas du gros complexe. Trois ou quatre belles et grosses voitures, un petit avion privé dans un aérodrome. Détenteur d’une quantité astronomique… »

Elle fit défiler quelques pages à l’écran.

« … d’actions de la… Sudanese Earth Energy Company. Quelle idée. Valeur quelques centaines de milliers d’euros à l’achat, moins de deux mille aujourd’hui. Le clou : cent trente mille en dettes de jeu. Et notre Adolfo continue à fréquenter les casinos. Auto-destructeur et imprudent, le bonhomme, j’aimerais pas être sur ses vols.

— Besoin d’argent », pensa Youri à voix haute. « Ou d’en finir.

— Rien d’autre ? demanda Riad à Maât.

— Oh, si. Elle marqua une pause. Un dépôt de quatre cent mille tombé aujourd’hui sur son compte andorran. »

Tous avaient à l’esprit les derniers mots du mail : Moitié doit être versée.

Moitié, donc, déjà versée.


Dans la navette pour Félicité, Riad repensait à cette soirée et aux journées suivantes passées chez Maât, QG improbable de leur bande d’agents amateurs.

À moitié assoupi dans la lumière intérieure trop blanche, engourdi par les vibrations des moteurs, affalé sur l’appuie-tête, il perdait son regard dans le hublot où défilait une nuit noire faite parfois de la lumière lointaine et silencieuse d’un autre appareil.


* * *


Dans son sarcophage du Night Stop, le capsule-hôtel de Félicité, Riad ne s’endormait pas.

Depuis le sac de couchage qui, en micro-gravité, lui empêchait d’aller se fracasser le crâne contre l’écran de télé, il revoyait la suite du film des jours passés, le regard perdu bien au-delà de l’autocollant Pay-Per-View 3D Adult Movies.

Le surlendemain du jour où il avait chanté les Aristochats dans l’acoustique des pissotières et découvert un terrier de hacker aménagé dans un garage, ils avaient démêlé l’essentiel de la situation, entassés dans ce terrier et munis d’un stock de pizzas.

Résumé des épisodes précédents : un commanditaire encore inconnu prend connaissance de la situation financière désespérée d’Alfonso Lopez. Il lui propose une forte somme d’argent, à la hauteur d’un travail très particulier. Le pilote a déjà tiré un trait sur sa vie qu’il passe désormais à attendre les huissiers sans trop savoir s’il utilisera sa kalach’ sur eux ou sur lui. Sa famille ne se doute de rien. Lopez ne supporte plus la situation, il ne croit pas que se présentera à nouveau une occasion pareille de se racheter. Il accepte la mission suicide contre le paiement de ses dettes.

« L’être humain développe des raisonnements vraiment foireux quand il est poussé dans ses derniers retranchements », avait dit Youri.

SW8028, le numéro de vol mentionné dans le mail, c’était le Skyway bihebdomadaire Félicité-Yalta.

« Il faut prévenir les flics, avait dit Riad. C’est trop pour nous, on ne connaît pas la date du vol, ça pourrait être celui de demain. »

Ils avaient prévenu les flics et ça n’avait pas été le vol du lendemain.

Riad fut entendu à de multiples reprises. Maât fut laissée en dehors des dépositions ; elle était recherchée pour divers crimes informatiques.

Et puis Riad était sorti une dernière fois du commissariat. Des gens travaillaient sur le dossier ; lui n’était à nouveau qu’un commandant de bord en congé prolongé. L’espace d’un instant, il revit les débris du vol 9112 érodés par le sable. Le chergui se leva, ébouriffant ses cheveux. Tiens, pensait-il, tu es revenu. Il traversa la rue avec le singe invisible de la dramaturge sur les épaules. On va pas s’en tenir à ça, hein ?

Le soir même, ils s’étaient retrouvés chez Maât avec des pizzas, rejoints par Youri qui avait de plus en plus de mal à convaincre sa femme que toutes ces absences n’étaient nullement sexuelles.

Épisode suivant : vol 0008