Dans la chambre 11 du Felicity Hyatt Interorbital, Hubert Dimitri Largecount IV ne trouvait pas le sommeil. Il se leva jusqu’au hublot hémisphérique qui occupait le tiers du mur et ouvrit le rideau, révélant un espace plus noir encore que l’obscurité de la pièce, soudain plus profonde, comme aspirée. Il attendit la Terre.

Cette section du hub était en rotation permanente pour créer une force d’attraction. Une gigantesque essoreuse, se dit Largecount. Le sol de la chambre était donc dirigé vers l’immensité intersidérale tandis que dix étages au-dessus de sa tête s’étirait l’axe principal de Félicité. Il fallait imaginer l’hôtel Interorbital comme deux pales longues et fines tournant autour de cet axe. Sa forme longiligne en faisait la seule structure de Félicité à posséder une gravité correcte, au moins aux extrémités, et des hublots tournés vers l’espace.

La Terre apparut et glissait lentement de haut en bas. À cette altitude, elle était gigantesque et occupa bientôt tout le champ de vision.

C’est un mystère, pensa Largecount, que parmi les spectacles de la nature, celui-ci nous émeuve plus que tout autre et qu’aucun écran de cinéma ne sache retransmettre le dixième de cette émotion. Il faut l’éprouver pour le comprendre. Non, pas comprendre, c’est trop d’orgueil. Pour ressentir. Peut-être est-ce simplement la seule vision que nos ancêtres n’ont pas eu le temps d’imprimer dans nos gênes. La seule qui nous frappe jusque dans nos agencements cellulaires pas préparés. Et le bonheur qu’elle nous procure ne peut qu’être interprété comme une approbation venue de la nuit des temps. Notre espèce nous dit qu’elle veut du nouveau, pensa Largecount. Ou bien, plus loin encore, quelque chose nous dit que toutes les espèces veulent du nouveau.

La Terre disparaissait en bas de son champ de vision et la surface transparente qui le séparait du néant le plus total ne montrait plus que ce néant le plus total.

La forme hémisphérique du hublot était celle qui résistait le mieux à la différence de pression, bien mieux qu’une surface plane. Comment Largecount savait-il cela ? N’avait-il pas possédé une usine qui en fabriquait ? Ou bien était-ce Bouisson ? Impossible de s’en souvenir.

Il s’habilla et se dirigea vers le bar.


* * *


Riad ferma la porte de sa capsule. Le bar de l’Interorbital était ouvert 24/24, offrait une superbe vue sur le vide, donnait l’impression au client d’être important et était horriblement cher. En cet instant, c’était tout ce qu’il lui fallait.

Dans les couloirs interminables du hub, il se laissa conduire par les panneaux, se propulsant, en apesanteur, d’arceau en arceau, jusqu’aux portes en verre fumé.

Le bar n’était pas particulièrement spacieux mais définitivement luxueux, version internationale : tons gris et bruns, beaucoup de verre, beaucoup de brillant, éclairages ponctuels. Les tables, serrées, étaient agencées comme autant d’endroits différents. Les miroirs et cloisons sombres voulaient combattre la claustrophobie. Même pour un hôtel de luxe, dans l’espace, l’espace semblait si précieux. Riad aima cette pensée.

Il s’assit directement au comptoir et commanda un double whisky glace. Malgré son insomnie, il était assoupi ; son corps lui semblait froid, un peu mort, comme ses pensées. Il n’avait pas soif et l’idée de passer une heure à écouler lentement son bourbon sec lui convenait parfaitement.

Le seul autre client occupait une table collée à un hublot qui semblait absorber son regard. L’homme, assez corpulent, se retourna vers Riad. Chacun salua poliment l’autre d’un léger hochement de tête. Riad se détourna vers son whisky. Les glaçons produisaient des reflets d’or dans le breuvage cuivré.

« Nous pouvons nous ignorer pendant une heure comme les parfaits inconnus que nous sommes. Vous parlerez à votre whisky en regardant les bouteilles, moi à mon cognac en regardant la Terre passer cent fois et chacun de nous se demandera ce qu’il fout ici. »

Riad se retourna à nouveau vers l’homme qui continua.

« Venez donc vous asseoir. Au pire, nous nous insupporterons. En attendant, vous faites une tête à vouloir vous flinguer et avec tous ces hublots, j’aimerais autant que vous ne le fassiez pas ici. »

Au pire, ce type est un gros con, se dit Riad qui descendit de son tabouret et se dirigea vers la table son verre à la main. Il s’assit. Deux solutions : ou on se dérange ou on méprise.

« Vous n’y êtes pas du tout, dit-il. Perdre la vie m’ennuierait plus qu’un peu.

— Tant mieux. Je m’appelle Hubert Largecount.

— Riad Latif, dit-il après un moment. »

Pendant une minute, ils regardèrent la Terre passer sans dire un mot. Riad porta son verre à ses lèvres. Largecount l’imita.

« Je lui trouve comme un goût de pomme. D’où êtes-vous, monsieur Latif ? »

Riad tendit la main vers le hublot. Ils survolaient l’Afrique équatoriale. Il visa le nord du continent.

« Par-là… Le Maroc.

— C’est un beau pays. J’y allais en vacances. »

Il parlait sans décrocher son regard de l’arc de Terre qui fuyait inexorablement.

« Je suis américain. Je ne sais plus combien de sociétés je possède ni combien de salaires je verse. Je ne sais même plus ce qu’elles produisent. Pourquoi êtes-vous ici, monsieur Latif ? »

Largecount lui jeta un regard rapide en disant ça.

« Je… »

Il ne pouvait pas le dire. Pour empêcher un type de se bazarder avec sa navette.

« Je ne pouvais pas dormir. Vous savez comment c’est. C’est la nuit qu’on fait le point sur les choses. Mais on ne peut pas vraiment parler de nuit, ici. Dès qu’on s’éloigne de la Terre, le temps commence à disparaître.

— Effectivement », dit Largecount.

La Terre apparaissait à nouveau.

« Je ne sais plus, monsieur Latif, pourquoi je fais tout ça. Voyez-vous, je ne me rappelle pas m’être amusé récemment. Je ne me rappelle pas avoir ri ou… (il désigna Riad) … avoir eu une discussion avec quelqu’un sans parler d’acheter quelque chose. Alors pourquoi ? Vous avez un métier ?

— Je suis pilote.

— Oh ? Avions ?

— Navettes.

— Extraordinaire. Quelle vie ! Ça va vous paraître indécent de la part de quelqu’un qui a tout mais je vous envie terriblement. Enfin… J’imagine que cet air sombre que vous portez a ses raisons. »

Ils ne dirent rien. Quelques minutes flottèrent. Riad fixait son verre, Largecount le hublot ou ce qu’il y avait derrière.

« Monsieur Largecount. J’ai un ami qui s’appelle Ed Zatke…

— Le sculpteur ? Je lui ai acheté quelques œuvres pour ma fondation. Enfin, je crois.

— Parfait, je peux donc sauter directement à la conclusion. Si vous devez envier quelqu’un, songez plutôt à lui. »

Riad avait trop bu. Il avait soudain envie de tout déballer. Ses passagers qu’il ne croisait jamais. Le suicide à venir d’Adolfo Lopez. Les plans de vol qui réglaient sa vie dans l’espace et dans le temps. Les types comme Youri qui galéraient parce que les gens sympa sont toujours ceux qui se font avoir. Et, pourquoi pas, le singe de la dramaturge, le Gaslo-Fiklomar au plafond de son salon climatisé, les Aristochats dans les chiottes, la hacker en fauteuil roulant et les débris du vol 9112.

« Monsieur Latif, dit Largecount d’une voix plus inquiète, que ruminiez-vous au bar devant votre whisky ? »

Riad regardait son verre. Largecount dit :

« Je sais ce que vous pensez. Nous avons trop bu. Vous avez raison. Il se leva, tituba un peu. Je ne sais même pas quand part mon vol pour Yalta. »

Riad sursauta et agrippa les accoudoirs. Il avait l’impression que son fauteuil se dérobait.

« Vous ne vous sentez pas bien ? » dit Largecount.

Riad le regarda.

« Vous allez à Yalta ?

— Oui, sourit Largecount. Chez des amis. Mes premières vacances depuis… enfin, vous savez. Pourquoi ?

— Rien. Je crois que je vais rester assis un moment. Je supporte moins bien l’alcool en atmosphère pressurisée. »

Largecount lui serra la main et s’en alla d’une démarche lente jusqu’à la porte en verre fumé.

Riad se souvenait extrêmement bien ce qu’il avait dit, ce soir-là, chez Maât, après être sorti du commissariat.

« En supposant que la date de l’attentat soit codée quelque part dans le message, où peut-elle être ? Présence cible SW8028 confirmée. OK opération Alice. Moitié doit être versée.

— Tous les tests de stéganographie ont dit : nulle part ! » avait dit Maât.

C’est Youri qui avait juste dit :

« Alice ?

— Quoi, Alice ? avait dit Maât.

— Je ne sais pas. C’est le seul mot qui n’a aucun sens pour nous.

— Supposons, avait dit Riad, car c’est la mode quand il s’agit de balancer des engins volants, qu’on ait affaire à des extrémistes religieux.

— Des catholiques ? avait dit Youri.

— Supposons. Et supposons qu’Alice corresponde à une fête religieuse. Tu peux chercher ça, Maât ? Ce sont les jeudis et vendredis qui nous intéressent, le SW8028 ne vole pas les autres jours. »

Bien sûr qu’elle avait pu.

« On a la sainte Adélaïde le jeudi 16 décembre.

— Adélaïde ?

— Même racine.

— Ça nous laisserait presque un mois, avait dit Youri.

— C’est pas tout, on a la bienheureuse Alix Le Clerc le 9 janvier mais c’est un dimanche. Par contre, on a une Alice tout aussi bienheureuse le jeudi 25 novembre. »

Ils avaient échangé des regards désemparés.

« Ça nous laisse quatre jours, » avait dit Riad.

Il avait immédiatement réservé un billet pour Félicité.

Le surlendemain, il partait. Quoi faire, il n’en avait pas la moindre idée.

Dans le bar de l’Interorbital, il prit une grande inspiration, se leva d’un bond et courut après Largecount. Qui avait disparu.

Épisode suivant : vol 0009