Il était retourné boire. Un nombre indéterminé de whiskys et un temps incertain s’étaient écoulés. Le barman était finalement parvenu à couper cette fuite majeure de vie, non sans avoir usé d’un certain nombre de vannes vouées à fermer le clapet des épanchements de son client. Comme il n’avait pas l’âme à ratiociner face à cet être peu coulant, Riad se décida à regagner la morgue — la veille, face aux agencements géométriques des portes des capsules du Night Stop, il avait pensé l’appeler « la ruche » puis avait trouvé que « la morgue » correspondait bien mieux à la tristesse et à la léthargie des lieux.

Il la trouva à l’accueil, à côté de l’automate de réservation et de la machine à boissons, arrimée à une des nombreuses barres de maintien, indispensables en apesanteur, qui couraient le long des parois en composite gris. Sa tenue elle-même était gris clair, une combinaison en toile comme celle des mécanos. Le néon circulaire qui grésillait au-dessus de sa tête lui donnait un air d’ange détraqué.

Quand elle l’aperçut, elle sourit béatement.

« Maât ? » dit Riad.

Il ne se sentait pas très bien. Il avait trop de molécules étrangères dans les veines. Les choses lui échappaient. C’était l’objet de sa soirée, se défaire de tout ce qui tournait dans sa tête. Maintenant, sa tête tournait autour de rien et il aurait voulu reprendre le contrôle, pouvoir gérer l’imprévu. L’atmosphère bourdonnait ; sans doute l’air conditionné.

« Oui… » répondit la jeune fille en laissant s’allonger la voyelle et sans cesser de sourire. « C’est exactement moi… »

Ses paroles étaient éthérées, les sons ne retombaient pas. Sa voix semblait différente.

« Qu’est-ce qui nous vaut le plaisir de te… »

Il butait sur les mots.

« … de ta présence ? Ici ? »

C’était un désastre. Ses lèvres étaient engourdies, sa langue une espèce d’intrus dans sa bouche. Ses idées hoquetaient. Sa mémoire fuyait.

Elle écarquilla les yeux, hilare.

« Tu as bu ? »

Elle avait chanté ces mots, chacun imprégné d’une tonalité propre.

Riad éructa une réponse inintelligible, comme le court grognement d’indignation d’un animal contrarié.

« Tu t’es droguée ? dit-il comme il put.

— Tu n’as rien remarqué ? souriait-elle.

— T’es complètement détraquée. »

Toujours en chantonnant selon des règles harmoniques venues d’ailleurs :

« Tu n’as rien noté d’autre ? »

Riad bloqua. Trop de questions. Elle le regardait en dodelinant lentement de la tête et avec un sourire qui évoquait de plus en plus à Riad celui d’une handicapée de la caboche…

Oh, bon sang. Handicapée.

« Ton fauteuil ? Tu peux bouger les jambes ? »

Elle hocha la tête.

« L’apesanteur ? » dit-il.

Elle secoua la tête. Elle parlait lentement et doucement :

« Non. Sur terre aussi, je marche. Mais la douleur est terrible ! Alors pour me lever, je prends, je prends, je prends, des médicaments. Des médicaments calmants. J’en prends, j’en prends, c’est marrant. Elle flottait entre les parois.

— Ah… Pas un peu forcé la dose ?

— Si. C’est marrant. »

Ils restèrent silencieux un moment.

Elle se propulsa jusqu’à un tout petit hublot juste à côté de lui par où elle regarda la terre. Son sourire idiot disparut et laissa place à un visage de gosse bluffé par un tour de magie d’adulte.

« Pourquoi tu es venue ? Il eut un haut-le-cœur.

— Venue, venue, venue. Aider, aider, aider.

— Aider quelqu’un que tu connais à peine…

— Es-tu animé de mauvaises intentions ? » dit-elle dans une indignation feinte, aussi artificielle que les principes actifs de son Propitoxyl en cachets.

Il s’était rapproché pour voir la terre et leurs épaules s’étaient frôlées. En cet instant, il aurait tant aimé répondre par l’affirmative.

Il savait son esprit plus embrouillé que jamais. Il savait son diaphragme sur le point d’exercer une pression réflexe sur l’estomac. D’une trop vigoureuse détente, il se projeta dans les toilettes attenantes où il s’ouvrit l’arcade avant de vomir dans le système à aspiration.

Une nuée de petites sphères rouges constellaient l’air devant sa tête, lentement aspirées à leur tour.


* * *


À son réveil, le singe de la dramaturge lui tirait les cheveux et exerçait toutes sortes de pressions douloureuses sur son crâne. Peut-être qu’il lui avait aussi déféqué dans la bouche, vu les saveurs macabres qui s’y exprimaient.

Riad entama une grimace qui n’allait pas le quitter de la journée. Il se rappelait vaguement tout jusqu’à l’apothéose douloureuse dans les toilettes. Il lui manquait l’étape où on l’avait conduit à l’hosto et il n’avait aucun souvenir qu’on lui eût fait des points de suture.

Une perfusion épuisée lui fit penser à un organe mort et desséché. Il la débrancha, se leva, accentua sa grimace lorsque le singe invisible joua du tambourin sur ses tempes.

Il s’expliqua confusément à une infirmière, fut conduit à un docteur qui l’examina et on le laissa sortir. Le 25 novembre était finalement arrivé, Lopez allait faire son vol direct pour nowhere. Et Riad ? Les convulsions douloureuses de son cerveau l’empêchaient de toute façon d’y réfléchir. Même, plus il essayait, plus elles l’en dissuadaient.

« Tu t’amuses bien ? » dit-il au singe avec une voix de laryngectomie.

En guise de réponse, le primate lui cogna l’occiput en rythme à un endroit où ça faisait très mal, en parfait synchronisme avec son cœur.

« Je sais plus très bien si t’es sur ou dans ma tête, ni si t’es là pour me protéger ou m’emmerder… »

Il repensa à la dramaturge. Il eut envie d’entendre son tic tic tic, de humer l’odeur du sable chauffé à blanc et la vapeur du thé. Envie d’un saut en parachute depuis la jetée.

Surtout, il aurait voulu lui rendre son primate imaginaire mal élevé.

Faute de trouver mieux à faire, Riad réserva une place sur le SW8028 qui partait deux heures plus tard. Il se demanda qui, de Lopez ou de lui, était le plus suicidaire.

En voulant récupérer ses affaires dans la capsule du Night Stop, il y trouva Maât endormie qui avait dû lui taxer sa clé. Il lui laissa un mot et de quoi prendre le vol du lendemain pour Yalta.

Il chassa quelques pensées désagréables avant qu’elles ne se forment complètement.

Épisode suivant : vol 0010