Le cul de la bouteille claqua sur la table en bois. Autour de l’étiquette détrempée, le verre était sculpté par la condensation. Youri remercia le patron d’un signe de la main. Il laissa son doigt descendre le long du goulot, récoltant des milliers de gouttelettes en une traînée liquide et compacte qui laissait entrevoir l’ascension nerveuse du gaz emprisonné. Le design des bouteilles de Schweppe’s semblait n’avoir pas changé depuis une centaine d’années.

Youri pensait que certaines marques anciennes, rares, rescapées, agrafaient le temps en tant qu’époque, devenaient la reliure des ans. Les boissons et les condiments semblaient former la caste la plus noble de ces logos touchés par la grâce, ceux qui frappaient la tranche d’épais tomes inachevés. Heinz. Tabasco. Schweppe’s. Peut-être, plus que d’époques, les tomes d’une civilisation.

Le goût même du breuvage semblait issu d’un autre âge, d’un temps plus rude, plus franc.

Il remplit son verre, sentit sur son visage le picotement du liquide vaporisé par l’éclosion des bulles, le goût âcre dans la gorge. L’acidité faisait se rétracter le mucus de ses lèvres et de ses joues en une masse compacte qui roulait sous la langue et qu’il devinait blanche comme une précipitation de tartre. Il hoqueta.

Riad était parti sauver le monde. Maât sauver Riad.

Il faudrait bien qu’il sauve quelqu’un.

Tic, tic, tic, tapait la dramaturge.

Youri appela sa femme. Il avait juste un besoin très fort de lui parler de choses banales et rassurantes.


* * *


Le plafond était près, ce qui ne la changeait pas beaucoup de ses habitudes. Comme d’habitude, ses jambes l’avaient réveillée.

Après de détestables secondes de désorientation, elle comprit qu’elle n’était pas chez elle et cela s’accompagna, sans qu’elle se l’expliquât, d’une espèce de tristesse infinie. Une détresse qui se fit amorce de panique avant de mourir comme un filament fondu. Elle avait l’impression que c’était lié au rêve qu’elle venait d’oublier, ce qu’elle ne saurait jamais. Ça aussi la rendit triste, quoique d’une autre manière.

Elle savait que d’ici quelques minutes, la douleur serait insoutenable. Comme si on lui tordait les os jusqu’à la rupture, avait-elle un jour expliqué au médecin. À un des nombreux médecins.

Son sac à dos était tassé contre elle dans la capsule du Night Stop. Elle se hâta d’en sortir un cachet de Propitoxyl et de l’avaler.

Deux choses calmaient sa douleur : la stature assise et le Propitoxyl. Deux choses l’aggravaient : les jambes allongées et les coups de flip. Maât trouva le mot de Riad parti pour Yalta, le lut et étouffa un cri tandis que quelque chose semblait vouloir l’écarteler.

Deux mots passèrent entre ses dents serrées.

« Quel con. »


* * *


Riad connaissait par cœur la succession de bruits, de mouvements, d’impacts structurels qui accompagnaient un départ.

Quitter Félicité s’apparentait à la lente dérive d’un ferry s’arrachant au port. Les écoutilles étaient fermées, le sas débranché puis les amarres mécaniques déverrouillées. À ce moment, la navette devenait un satellite terrestre autonome. D’abord, elle suivait rigoureusement le mouvement du hub, comme restant attachée. De petits moteurs-fusées commençaient à la pousser doucement, très doucement vers la terre, la faisant lentement décrocher de son orbite. Ce n’est qu’à distance suffisante du hub qu’il devenait possible d’allumer des moteurs plus puissants, crachant la matière expansée de réactions hautement énergétiques. Chacun de ces allumages amorçait un ronflement qui se propageait dans la charpente du vaisseau jusqu’au creux des veines de Riad.

Le décrochage se passa au mieux.

Plus tôt, le message de bienvenue à bord avait été dit par Lopez. Le temps de vol serait de deux heures ; à Yalta, le temps était gris et frais.

« S’il vous plaît », dit-il à une hôtesse. « Pouvez-vous dire au commandant Lopez que le commandant Latif se propose de faire le vol avec son équipage en cabine ? »

Il tendit sa carte d’employé de la compagnie.

Elle sourit comme une hôtesse.

« Entendu, commandant. »

Quel sourire.


* * *


Maât tournait en rond. Non selon un cercle mais sur elle-même, roulée en boule, en suspension autour d’un axe invisible qui coupait le couloir en son centre.

Les effets combinés de l’apesanteur et du Propitoxyl étaient terribles. Elle se sentait dissoute dans l’univers, au point que la densité de son être était quasiment nulle, au contraire de son étendue qui était absolue. Elle s’enroulait autour des étoiles massives comme un drap autour d’un fantôme. Se sentait baignée dans le doux flux des neutrinos. La masse manquante la frôlait en nappes obscures. Son existence n’était plus que reptilienne, tout en perceptions primitives, piquetée d’effondrements stellaires et d’explosions de supernovae.

L’expérience la plus proche qu’elle eût vécue étaient les cours au temps du collège. La même dissolution de l’esprit, le même abandon de ses fonctions cognitives supérieures, la même résignation à n’être plus qu’un paquet d’être désordonné, une solution de concentration minimale. La même impuissance consentie.

Le même sentiment d’inutilité.

Le vol 8028 était parti avec Riad et elle ne pouvait rien y faire. Au moins, au collège, pouvait-elle jouer à Megaman sur son téléphone.

Épisode suivant : vol 0011