Lopez filait quelque part dans une de ces décennies qui rendent les gens vieux. Il se montra simplement accueillant, comme rompu à l’habitude de la solidarité calme qui avait rapproché les pilotes depuis que les Wright et Blériot avaient cloué le bec aux sceptiques du plus-lourd-que-l’air. Sans doute se savaient-ils tous les héritiers d’une bande de joyeux suicidaires. Le type d’appareil n’importait pas pour faire partie de la bande. Malgré les mesures de sécurité, un jeune pilote d’ULM pouvait généralement se faire accueillir en cabine par un commandant de navette. Bien entendu, officiellement, cela n’arrivait pas, de même que les enfants étaient tenus éloignés de tous ces cadrans lumineux bizarrement susceptibles de se substituer au show-business quand il s'agissait de faire rêver. Les théoriciens de la vie trouvaient cela si dangereux, depuis l’intérieur du costard situé à l’intérieur de leur bureau. Ils appelaient cela des brèches de sécurité.

Lopez le loser et casino addict suicidaire fit bonne impression à Riad. Sa compétence de pilote sautait aux yeux et il ne faisait aucun doute qu’il savait gérer son poste de pilotage. S’il était européen dans sa légèreté polie et son humour en strates évanescentes, Molly, la copilote, était la cow-girl du cockpit, gamine directe et énergique. Le duo fonctionnait vraiment bien. Riad, hypnotisé par la bonne ambiance, absorbé par la routine de l’atterrissage et toujours abruti par les petits coups douloureux du singe à l’intérieur de son crâne, ne réalisa que plus tard dans la journée, bien après un débarquement sans encombres, qu’un drame n’était pas arrivé.

L’enquête chez Maât lui semblait soudain loin. Les soupçons, irréels. Il aurait voulu boire un verre avec Lopez, lui raconter la théorie invraisemblable échafaudée contre lui et le voir en rire, comme une absolution.

Il n’en ferait rien. Il arrêterait juste de s’acharner contre lui.

À quoi ressemblait Yalta ?

Le singe calma son tambourin. C’était, à coup sûr, une approbation.


* * *


Yalta, c’était un peu comme Nice. Moins raffiné, peut-être. Cela semblait à la fois plus riche et, du fait que cela se voyait, plus pauvre. On ne croisait pas tant de limousines à Nice. Pas tant de choses brillantes. Pas de peinture blanche qui n’eût le bon goût de n’être pas tout-à-fait blanche. Tout était plus binaire, ici. Le pas tout-à-fait semblait exclu.

Yalta avait son espèce de promenade des Anglais que Riad baptisa promenade des Russes. Comme ses jambes ne savaient plus où le mener, il s’installa à une terrasse de café de taille industrielle munie de sièges en rotin. Il commanda un cocktail dont il n’avait pas vraiment envie. Un garçon trop bien habillé lui apporta un verre qui devait se vouloir précieux, rempli de façon compliquée. Il fallut payer immédiatement. Riad avait horreur de ça. Le luxe, croyait-il, c’était déjà la confiance.

Le breuvage était sans intérêt.

Le vent se leva, annonçant le déclin du jour. Riad s’aperçut qu’il faisait froid.

Au-delà du muret, la mer tremblante utilisait deux tons de bleu. La luminescence du ciel dessinait le bord des vagues ; autour, régnait une eau bien plus sombre.

Un globe opalescent s’illumina d’orange juste devant lui, comme des centaines sur la promenade. Leur sodium s’échauffa jusqu’à remplacer le jour disparu par un blanc-jaune uniforme.

Riad constata tristement qu’il ne lui restait rien de précis à faire. La lande des années à venir, balayée par le vent, l’effrayait. Au moins l’inexistence d’une menace Lopez faisait-elle qu’il n’aurait pas à souffrir de l’oubli consécutif à une médiatisation qui n’aurait pas loupé.

Au moins, l’existence d’une menace Lopez aurait-elle fait que…

Il fit l’effort de trouver un hôtel avant de s’endormir.


* * *


La mélodie électronique vint le cueillir en plein rêve. C’était curieux.

Il attrapa son portable, décrocha plus ou moins volontairement.

« …

— Riad ? »

Riad émit un bruit. Il avait reconnu la voix de Youri.

« J’ai du nouveau sur Lopez.

— Moi aussi, dit le pilote d’une voix d’outre-lit. C’est pas lui.

— Je te réveille ?

— Penses-tu.

— Il n’a pas de famille.

— Si ça fait de lui un terroriste, je le partage avec lui.

— Tu ne comprends pas… »

Non, Riad ne comprenait pas. Il émergeait.

« Les quatre cent mille, continua Youri. S’il se suicide, ils ne servent à rien. N’iront à personne.

— Voilà. C’est ce que je dis. Il ne se suicidera pas.

— C’est exact.

— Ah, tu vois.

— Il va saboter la navette.

— Mais non. Toute cette histoire est idiote. Maât me rejoint ce soir, on prend le premier vol pour Rabat et on oublie l’affaire. On s’est trompé depuis le début.

— Elle n’est pas avec toi ?

— Je suis à Yalta. Elle prend la navette d’aujourd’hui.

— La navette ? Tu la laisses embarquer en sachant que… Quelle heure est-il ? Merde, elle est en train de partir.

— Tout doux. C’est le vol d’hier qui craignait, celui que j’ai pris, Sainte Alice Machin du 25 novembre. Et qui n’a rien eu car Lopez n’est pas le cinglé qu’on croyait.

— En effet, il est bien plus seul qu’on ne le croyait. J’arrive.

— Tu vas faire l’aller-retour pour rien, mon vieux. Il fait trop froid pour se baigner.

— Riad ?

— Ouais…

— Tu veux bien m’avancer un billet d’avion ? Je suis un peu à sec en ce moment. »


* * *


« Euh », demanda Largecount à son assistant.

« Monsieur ?

— La rangée devant nous. Côté hublot.

— Monsieur aura reconnu John Lennon.

— Il me semblait bien.

— Il donne un concert demain à Yalta. D’ailleurs, si Monsieur le permet, et puisque Monsieur a dit que je prendrais des vacances, je comptais m’y rendre.

— Faites comme vous voulez. Vous aimez la musique punk ?

— Pop.

— Pop ?

— La musique pop.

— Pop, c’est ça. Et vous avez vu, il est avec son amie chinoise… Comment…

— Japonaise, Monsieur. Yoko Ono.

— C’est ça. »

Quelques mètres devant eux se terminaient les démonstrations de sécurité destinées aux passagers de première classe. C’était le même numéro qu’en éco mais l’hôtesse était plus jolie et mystérieuse, comme sortie d’un vieux film de la nouvelle vague.

Épisode suivant : vol 0012