La navette évoluait désormais dans l’atmosphère. Yoko posa son regard sur le hublot pour y admirer les textures complexes du ciel.

Comme le vol de canards sauvages était dans l’axe de l’appareil, elle ne le vit pas. Les pilotes ne le virent pas non plus : les oiseaux étaient sous la couche nuageuse, beaucoup plus bas, et bien trop loin. En somme, personne ne les voyait.

« Yoko ?

— Mon chou ? »

Sans dire un mot de plus, John bondit hors de son siège et se rua sur la porte des toilettes.

Le chef de cabine annonça le début de la descente atmosphérique.


* * *


« Qu’est-ce que tu regardes ? » demanda Brian de sa voix nasale.

Charles ne s’était jamais complètement fait à cette voix dont les fans de Brian étaient fans.

« Derrick », répondit Charles sans ôter le masque vidéo prêté par la compagnie.

Il ne regardait quasiment jamais la télé et n’allait pas beaucoup au cinéma. Mais il avait toujours été fan de cette vieille série allemande qui lui donnait à voir une époque ancienne, étrange et où il n’aurait pas refusé d’aller vivre.

« Je viens de terminer le dernier James Bond », dit Brian. « L’éternité a une fin.

— Ça parle de satellites ?

— Oh. Tu l’as vu ?

— Non. »

Charles ôta la pause, espérant voir la fin de l’épisode avant l’atterrissage. Vera était-elle coupable ?

« Au fait, Frank », dit Brian et Charles soupira silencieusement. « Tu as vu ? »

Charles fit non de la tête.

« Ça m’a l’air bon. Le bonhomme a fait son boulot. »

Sous le plastique noir mat du masque video, la bouche de Charles esquissa un sourire.


* * *


La douleur avait presque totalement reflué. Grâce à l’impossibilité d’allonger les jambes, le vol en classe éco lui était plus confortable qu’à quiconque. Elle redoutait toujours le surclassement ; par chance, ça ne lui était jamais arrivé.

Elle en était malgré tout au troisième Propitoxyl de la journée, avalé au whisky servi à bord.

Les effets en étaient tout-à-fait curieux. L’aile aperçue par le hublot lui semblait constituer un appendice de son propre corps. Les vibrations du vol n’étaient que la manifestation de sa propre énergie vitale. La vitesse, le glissement du vent sur sa peau rivetée la rendaient euphorique. Son siège flottait dans la cabine délavée.

Je suis à bord du vol 8028 menacé par de méchants terroristes, se dit-elle soudain. Je dois être prudente et attentive comme jamais, prête à intervenir en cas de problème.

Aussi lut-elle deux fois le fascicule des procédures d’urgence.

Tout était léger et fluctuant, cotonneux et bleuté. Les sons étaient clairs et frais, aériens.

Bonk ! fit la carlingue.

Bonk ?

Une effervescence discrète anima le personnel de bord.


* * *


« Ici votre commandant de bord, » dit l’annonce à peine audible, la voix amplifiée couverte par un bruit de tornade. Elle appelait les médecins à se signaler auprès du personnel suite à un incident dans le poste de pilotage.

Des murmures emplirent l’espace, transpercés par quelques exclamations. Un homme et une femme se levèrent. Après une courte discussion avec une hôtesse, ils furent conduits vers l’avant.

Naturellement, Maât les suivit jusqu’à la porte du poste de pilotage, d’où soufflait un vent glacial.

« Mademoiselle », dit l’hôtesse en se retournant, « Vous n’avez rien à faire ici.

— Je veille. À la sécurité du vol ! »

Elle leva un poing en l’air.

« Allez. Rasseyez-vous.

— Je suis experte en Propitoxyl et en sécurité aérienne. J’ai lu deux fois la notice de sécurité. »

Visible à travers la porte, un des médecins se tourna vers elle.

« Vous avez du Propitoxyl ? Ici, vite. »

Maât bouscula l’hôtesse pour s’approcher du siège du copilote où s’affairaient déjà les médecins. Juste devant, le pare-brise était percé et ensanglanté, des plumes coincées dans les fissures du plexiglas. De la bouche du copilote saillait une étrange excroissance rouge et emplumée. Ses yeux exorbités exprimaient une certaine panique.

« Il est en train de s’étouffer, dit la femme médecin.

— C’est du canard ? demanda l’homme.

— Difficile à dire, dit la femme. Il faudrait lui demander le goût que ça a.

— Alors il faut lui dégager le larynx afin qu’il puisse parler.

— Il aurait fallu de toute façon.

— Ah, c’est bien coincé, dit l’homme en tirant sur un os. Et ça glisse.

— Je vais chercher une fourchette, dit l’hôtesse.

— Bonne idée, dit la femme. Une assiette, aussi.

— Et des condiments, dit l’homme. L’idéal, avec le canard, ce serait un madiran ou un cahors. Rouge.

— Enfin ! dit l’hôtesse. Vous ne voyez pas que cet homme souffre ? Une fourchette, ça ira bien. »

Elle s’en alla la chercher.

« Dommage, dirent les médecins en chœur.

— Croyez-vous que ce soit le bec qui coince ? demanda l’homme.

— Non, regardez, dit la femme. »

Derrière le siège, la tête s’était fichée bec premier dans la paroi.

« C’est un colvert, dit l’homme. Il a dû se perdre. Les migrations sont finies, à cette date.

— Au moins, on ne risque pas d’en prendre un deuxième, » dit la femme.

L’hôtesse revint.

« J’ai trouvé une fourchette. J’ai aussi la trousse de secours qui contient des instruments chirurgicaux stérilisés.

— Donnez la fourchette, » dit l’homme.

Il la planta par le bas dans la masse sanguinolente et fit levier sur le menton. Tout partit d’un coup.

« Félicitations ! s’exclama la femme.

— C’est une patte, » dit l’homme.

Le copilote toussa diverses choses dont des plumes.

« Je comprends mieux, dit la femme. La palme s’était coincée à angle droit dans l’œsophage.

— Qui sait dans quoi il avait marché, » grimaça l’hôtesse.

L’homme donna un cachet de Propitoxyl au copilote pour qu’il arrête de crier.

Maât trouva curieux d’avoir mal pour la navette à la vue du pare-brise transpercé. Elle se frotta l’œil droit en grimaçant et prit aussi un cachet.

Lopez pilotait.

Épisode suivant : vol 0013