Il commençait à faire froid en cabine. Certains passagers s’étonnaient de la présence de jolies plumes rouges voletant depuis l’avant au gré des climatisations individuelles, l’idée s’instillant en eux qu’un spectacle de cabaret était donné en première classe.

Brian, ne constatant la présence de nul spectacle, s’inquiétait de voir ces plumes sortir du poste de pilotage.

« Frank ? »

Son acolyte préférait les dialogues de Derrick à toute discussion.

« Charles ? tenta Brian.

— Quoi ? dit-il en enclenchant la pause. Je te préviens, si on atterrit avant que je sache si Vera est coupable…

— Ces nuages qu’on voit, ce sont des explosions dans le ciel. On dirait que c’est écrit mais on ne peut pas lire entre les lignes.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Tu devrais enlever ton masque. Il se passe des trucs. Des plumes.

— Tu m’emmerdes. »

Bonk.


Ayant pénétré sans intention avérée dans le réacteur numéro deux, un canard un peu dodu, dépassant le kilogramme huit cents nécessaire à la certification des moteurs, y causa quelques effets indésirables. Notamment, une ailette fut cassée net et, sous l’effet de son mouvement préalablement rotatif, se trouva projetée horizontalement vers la cabine qu’elle traversa de part en part, transperçant diverses épaisseurs de chair de classe éco, semant la mort çà et là, avant d’aller se ficher dans l’aile opposée où elle sectionna circuits hydrauliques, électriques et d’admission de carburant.

« Quelle merde », dit Lopez pour la boîte noire. (Des années plus tard, un scénariste d’Hollywood travaillant sur un film retraçant ce qui deviendrait la catastrophe du vol 8028 reformulerait la phrase ainsi : Small bird got the bigger one. But as far as I’m concerned, size matters, and I don’t fuck geese.)

Les cris de John Lennon retentirent depuis les toilettes :

« À l’aide ! J’ai besoin de quelqu’un ! À l’aide ! Pas n’importe qui ! À l’aide, vous savez que j’ai besoin de quelqu’un ! À l’aide ! Aidez-moi si vous pouvez, je me sens abattu et j’apprécierais quelqu’un dans les parages, vous savez. Aidez-moi à remettre les pieds sur terre ! Vous voulez pas m’aider, s’il vous plaît ? M’aider ? M’aider… »

Il n’en fallut pas plus pour que le public reprenne en chœur.

Pour ne pas déranger la chorale, les deux réacteurs s’éteignirent.

On ne savait plus très bien si les gens chantaient ou s’ils criaient.


* * *


C’est une chance que vous soyez déjà sur place, avait dit la CEO de Skyway. Vous serez notre expert.

Après tout. C’était ce qu’il avait voulu être. Expert en aéronautique. Le type irremplaçable. Celui qui sait tout de la courbure optimale de l’aile ou de l’architecture des systèmes de maintien dans le domaine de vol.

Puis il avait compris que l’expert irremplaçable tenait du mythe télévisuel. L’expert est intrinsèquement remplaçable. Sa compétence est entièrement acquise, accessible à toute personne munie d’une quantité raisonnable d’intelligence. L’expertise n’est pas une qualité humaine. Elle ne profite pas de qui est l’expert. C’est elle qui façonne son identité. Lui qui se plie à sa volonté.

Les sociétés s’organisent généralement pour ne pas dépendre des gens, à l’exception peut-être de leurs dirigeants. Riad se demandait s’il s’agissait de la volonté des chefs de rester chefs ou si c’était simplement le fait de la rareté de ceux qui savent diriger. Pouvait-on apprendre à diriger une entreprise ou un pays comme il avait appris à diriger une navette ? Sans qu’il sache le justifier, il lui semblait qu’il s’agissait de quelque chose de plus inné, d’une qualité non technique. Quelque chose qu’une éducation ne pouvait que révéler, peut-être sublimer. Ce Largecount qu’il avait rencontré sur Felicity possédait cela. Du magnétisme.

Riad était incapable de diriger qui que ce soit et, donc, d’être indispensable. Quitte à être une pièce standard d’un système, il avait fini par troquer son rêve de connaissance absolue contre celui d’un plaisir plus concret et s’était tourné vers le pilotage. En était né un bonheur tout relatif et rapidement passé.

La sirène du bâtiment appareillant effaça d’un coup ses songes. Appuyé sur le bastingage de la frégate ukrainienne, Riad regardait les marins détacher les amarres et le quai fuir lentement.

« Latif, avoir besoin de vous », dit le chef des opérations de secours dans un anglais qui traçait des volutes de russe.

C’était un homme trapu avec une tête bizarrement petite par rapport au reste du corps, coiffée d’une brosse courte et noire.

« J’ai le mal de mer, d’habitude.

— Navré pour vous. Venir. S’il vous plaît. »

Vous serez notre expert.

Ainsi, le vol 9112 avait fait de lui un expert. Il connaissait désormais les cris avant, qui parasitent l’espoir et la concentration. Le néant pendant. Le chaos après, jusque dans les chairs.

Il pensa à Maât. Il n’avait jamais cessé de penser à Maât. Les listings qu’il avait en main confirmaient sa présence à bord. Il refoula l’émotion qui montait. Après.

La salle où se réunissait la cellule de crise était une pièce rectangulaire de taille assez modeste nichée au cœur du navire. Une banquette rudimentaire s’étalait sur trois murs, le quatrième portant un tableau blanc. Au creux du U dessiné par l’assise était une table carrée en mélaminé imitation bois. Riad imaginait qu’en temps normal, les décisions de navigation et de stratégie militaire étaient prises ici, loin des oreilles des matelots et des sous-officiers.

Il expliqua à une demi-douzaine de personnes les procédures successives qu’allait suivre Lopez pour tenter de poser la navette. Que lui-même avait suivies des mois auparavant (combien ?) avant de s’abîmer en plein désert avec le 9112.

Depuis l’appel de la CEO, Riad se demandait s’il avait pu se tromper. Si Lopez n’avait pas menti. S’il n’était pas en train de faire s’écraser cette navette. Peut-être les canards étaient-ils réels… Et s’ils ne l’étaient pas, pourquoi avoir envoyé le mayday ?

Épisode suivant : vol 0014


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