« Charles Thompson, dit Frank Black, des Pixies. Et voici Brian Molko, de Placebo. »

Dans la salle de briefing du navire, les regards des quatre officiers, deux militaires et deux policiers, disaient à Riad qu’il était pour l’instant le plus suspect de tous.

Essayant de garder son calme, il continua :

« Il y a trois semaines, ces hommes ont envoyé un mail à Adolfo Lopez, le pilote, depuis leur société de production Thompson, Molko & Associates, Ltd.

— Pilote toujours porté disparu, dit un policier à l’attention de son collègue et, puisqu’il fallait qu’ils l’entendissent, aux officiers de marine.

— Quel était le contenu de ce message ? demanda un des militaires, une expression excessivement grave tassant son visage.

— De mémoire : Présence cible SW8028 confirmée. OK opération Alice. Moitié doit être versée. »

Les quatre officiers analysaient l’information.

« C’est vrai, messieurs ? » demanda un policier.

Brian hésitait.

« Absolument », dit Charles.

Puis, à Brian :

« Anonyme, toi, tu sais pas ce que ça veut dire. »

Riad avait lancé la machine, il n’avait plus qu’à s’effacer pour regarder la suite. Il s’assit à l’extrémité de la banquette, près du tableau blanc.

« Il va falloir nous en dire un peu plus, monsieur Thompson, dit le policier.

— J’ai envoyé un mail.

— Un mail douteux.

— Certes. Un mail douteux.

— Un mail douteux au pilote d’une navette qui s’est écrasée. On peut se poser des questions.

— Vous allez emmerder tous ses correspondants qui lui ont envoyé des mails douteux ?

— Ceux qui mentionnent le numéro du vol, qui parlent de cible, d’opération et de versements dans leur mail douteux, oui. »

Silence douteux.

« On était à bord, vous savez, dit Charles.

— Justement. Avouez que c’est curieux.

— Curieux qu’on nous soupçonne.

— Les canards », dit Brian.

Les officiers se regardèrent. Charles dévisagea Brian.

« Quoi, les canards ? dit un militaire.

— Comment voulez-vous qu’on organise une migration ?

— C’est vrai », dit Charles. Il regarda Riad. « Demandez à cette jeune femme qu’on a aidée à s’asseoir. Elle était dans le cockpit. Elle sait qu’on a traversé un vol de canards.

— Qu’un vol de canards nous a traversés, dit Brian.

— Je ne demande qu’à vous croire, dit le policier qui menait l’interrogatoire. Si votre message a une explication autre, donnez-la-moi.

— C’est la musique, dit Charles. Et Œdipe. »


* * *


Maât, Riad, Largecount et son assistant étaient assis à la proue, occupant divers appareillages et rangements dont l’épaisse couche de peinture était rendue poisseuse par les embruns. Ils profitaient des tout derniers rayons d’un soleil mourant.

Des corps avaient été repêchés. D’autres bateaux avaient pris le relais ; le leur rentrait à Yalta.

« Si j’ai bien compris, dit Riad, John Lennon représentait le père. Le rock. L’autorité. Il fallait qu’ils le tuent pour avancer. Pour libérer leur créativité. Baiser la musique qui les avait engendrés, eux, les fils du pop, du rock et du punk. Il fallait qu’ils soient pères à la place du père. C’est ce qu’ils ont dit.

— Pourquoi ils ont mêlé Lopez à leur délire ? demanda Maât.

— C’est Lopez qui s’y est mêlé. Il était fan absolu de Frank Black, et c’est peu dire. Il était prêt à rendre n’importe quel service.

— Même tuer ?

— Non, mais faire absorber un laxatif, oui. C’est ce qu’ils lui ont fait croire. Ils lui ont dit que c’était une revanche ludique, que Lennon leur avait joué un sale tour. Lopez avait accès facilement aux plateaux-repas nominatifs des première classe. »

Il s’interrompit pour observer un goéland descendre vers la crête d’une vague, prélever un poisson argenté et repartir vers la côte, plumage rendu doré par le soir arrivant.

« Au fait, dit Maât. Ce que j’aurais dû te dire, là-haut, sur Félicité… Alice a été publié un 26 novembre. Comme aujourd’hui.

— Alice ?

— Au pays des merveilles. Ça explique le nom de code de l’opération. »

Riad n’eut pas le cœur de répéter ce que Brian Molko avait dit aux policiers : « Alice ? Vous trouvez pas ça cool comme nom de code ? »

« Tu le savais avant le vol ?

— Oui.

— Et tu es montée à bord ? »

Maât acquiesça encore.

Les rayons du soleil laissaient peu à peu place à une lumière diffuse.

« Moitié doit être versée ? » demanda Largecount qui avait pris connaissance de l’histoire. « Lopez aurait demandé de l’argent à son idole ?

— Non mais Molko a trouvé la formule amusante. Il s’agissait de dire que seule la moitié du poison était à utiliser. Frank Black n’a pas eu l’air de trouver ça amusant. Il faut dire que c’est peut-être ce qui les a mis dedans.

— Comment ça ?

— Lopez aurait tout versé, ce qui a envoyé Lennon régurgiter son repas, limitant l’intoxication. Le veinard a échappé deux fois à la mort aujourd’hui.

— Comment va-t-il ? demanda l’assistant de Largecount.

— Pas beau à voir. Mal de mer. Je l’ai aussi, d’habitude.

— Et les canards ? demanda Largecount.

— Les canards, ça arrive, dit Riad.

— Surtout à des musiciens, dit l’assistant de Largecount, pince-sans-rire.

— Au fait, lui dit Maât, vous vous appelez comment ? »

Largecount tendit l’oreille et décida de retenir le nom.

Épisode suivant : vol 0016