La côte approchait avec son odeur de côte. L’odeur des conifères, l’odeur de la terre et celle du gasoil, l’odeur des hommes.

Largecount avait emprunté une paire de jumelles à un militaire ; il était en manque de données. Ces lourdes binoculaires en métal kaki munies de surfaces en caoutchouc antidérapantes lui semblaient l’outil d’acquisition idéal. Capter son environnement, s’imprégner de son monde, c’était ainsi qu’il fonctionnait. Il ingurgitait, digérait et assimilait l’information comme énergie fondatrice.

Il était en fait persuadé de ne rien créer. Il voyait l’imagination comme un processus combinatoire. Ce que les humains imaginaient était selon lui la perpétuelle recombinaison de connaissances existantes. On pouvait appeler création la capacité à sélectionner ces combinaisons. L’invention était alors la création restreinte aux combinaisons pratiques. L’art, c’était le reste.

L’histoire perpétuait les allégories nées de ce don d’association : Archimède et son bain, Newton et sa pomme, Schroedinger et son chat.

Quant à lui, Largecount compensait. Il se croyait peut-être imaginatif mais ni très créatif, ni très inventif. Alors, pour augmenter ses chances de produire de bonnes combinaisons, il emmagasinait toutes les connaissances qui lui passaient à portée comme un joueur de loto multipliant les grilles. Cela lui avait réussi. Il avait beaucoup gagné.

La côte était à portée de jumelles, alors il scrutait.

« C’est Disneyland ? dit-il en tendant les binoculaires à son assistant qui examina la question posée en surplomb de la mer.

— Non, Monsieur, c’est le château du Nid d’hirondelle. Un monument historique, un symbole de la Crimée.

— C’est hideux. C’est connu, dites-vous ? Apprécié, ça ? Je pourrais me l’offrir, ça ferait les pieds à Bouisson… Combien ça coûte ?

— Vous pourriez sans doute, Monsieur. »

Le ton était las. Largecount s’en aperçut peut-être.

« Quand même, c’est hideux. Je pourrai bien m’en passer. »

On distinguait, sur le port, une marée de véhicules de secours et autant de cars-régies en train d’ajuster leurs faisceaux satellites pour le journal du soir.

« Je vais vous dire… » commença le milliardaire.

À terre comme à bord, des gens s’affairaient à préparer l’accostage.

« Ces vacances me font un bien fou. »


* * *


« Je ne comprends pas, dit Maât en arpentant la promenade des Russes à la lumière des globes crème. Si Lopez n’a rien touché, d’où le bonhomme tirait-il son versement de quatre cent mille euros ?

— Il avait vendu son horrible villa à colonnes ? dit Riad.

— Ah, oui. Peut-être. »

Un vent froid balaya le front de mer.

« L’hiver a bien voulu attendre qu’on nous sorte de l’eau pour arriver.

— Tes jambes te font mal ?

— Je suis complètement shootée. »

Ils passaient devant un grand café de style géorgien. On apercevait, à l’intérieur, des moulures blanches ornées de dorures. Il y avait peu de clients.

« Tu ne veux pas qu’on entre boire quelque chose ? » dit Riad.

Maât fouilla dans sa poche et en sortit un petit papier froissé et plié. Elle joua un peu avec, nerveusement, faisant glisser les plis l’un contre d’autre d’un mouvement circulaire du pouce et de l’index. Puis elle le coinça entre l’index et le majeur et ferma la main, laissant dépasser deux coins blancs. Dans sa tête, elle répéta le nom de l’assistant de Largecount.

Elle ne semblait pas vouloir regarder Riad.

« Il faut que j’aille me coucher », conclut-elle.

C’était abrupt et c’était logique, après ce qu’elle avait vécu.

Arrête de courir après les gamines.

« Je te raccompagne à l’hôtel ?

— Ça ira. »

Elle lui adressa un sourire désolé sous les premières gouttes de pluie. Il la vit s’éloigner en courant, lui adresser un geste de la main. Au revoir, désolée, amis, quelque chose comme ça, archaïsme d’un bras levé dans la nuit, dos d’une main dont il imaginait la rémanence du tracé comme un phare imprimant son mouvement sur une pellicule bloquée.


* * *


« Alors comme ça, tu reprends les commandes », dit Ahmed en essuyant le zinc.

Le tic tic tic de la dramaturge disait à Riad qu’il était rentré chez lui. Accoudé au bar à côté de lui, Youri sirotait un Schweppe’s.

La veille, quelques jours après l’accident du 8028, Riad avait reçu un coup de téléphone de la compagnie. Le vol 9112 avait heurté le désert près de sept mois auparavant. Son vol. Du temps avait passé. Les tests psychologiques étaient tous positifs. Il fallait qu’il le sache, ils avaient besoin de lui. Ils se rangeaient entièrement derrière les conclusions préliminaires de l’enquête, un défaut de conception de la tuyère combiné à une erreur de maintenance. Ils n’avaient jamais douté de lui, les cockpits Skyway lui étaient ouverts. Souhaitait-il retrouver sa place ?

« Oui. Je reprends les commandes.

— Les hommes vont nulle part, de plus en plus vite », dit la dramaturge sans cesser de taper.

Il sentait les frôlements du ventilateur dans les cheveux, gestes du singe invisible qui ne le quittait plus depuis son retour.

Riad descendit du tabouret, avança jusqu’à la dramaturge.

« Il vous a été utile ? » dit-elle en levant vers lui des yeux malicieux.

« Non », sourit-il.

Il lui posa la main sur l’épaule. Il n’avait jamais osé la toucher.

« Je n’en ai pas eu besoin. »

Voum… Voum… Voum…

« Tant mieux, tant mieux, dit-elle en hochant la tête. Gardez-le. »

Riad, qui se faisait à l’idée de continuer à porter sur les épaules cette aberration mentale, lui adressa un sourire et s’éclipsa. Il lui restait à faire.

Son parachute l’attendait dans la voiture.

Une demi-seconde à gagner.


FIN