Le sentiment de satisfaction qui accompagne la compréhension est sans doute universel. Il prend une saveur particulière quand c'est soi-même qu'on a réussi à un peu mieux connaître.

Je ne suis pas quelqu'un d'organisé. Je flotte dans un environnement fait d'emploi du temps, de tâches, de souhaits et d'obligations, mais j'y suis un piètre nageur. C'est aux jeux de stratégie que je suis le moins bon. J'ai peu de rituels quotidiens ; je fais ma toilette un coup le soir, un coup le matin, comme ça se présente. Il est rare, chez moi, que des situations initiales similaires produisent des résultats identiques. J'existe de façon chaotique.

Pourtant, je n'ai pas été mauvais dans mes études. Au quotidien, j'avance sans encombre. Les projets que j'entame se réalisent la plupart du temps sans trop de retard.

C'est d'autant plus incompréhensible qu'en plus de mon incapacité à planifier les choses de façon rationnelle, j'accumule les projets d'une manière qui semble irraisonnée (mais nous verrons que c'est la clé du salut). Si encore j'y consacrais tout mon temps, si j'allouais consciencieusement une case à chaque activité afin d'avancer sur tous les fronts, on pourrait me donner une chance de m'en sortir.

Mais je n'ai pas de scrupules à me laisser emporter par les livres, le ciné, la télé, le net... On me verra rarement refuser l'occasion d'un apéro, d'un dîner ou d'un week-end. Je n'ai pas de scrupules, non plus, à mettre en attente les tâches qui m'ennuient, à moins qu'elles ne soient d'une urgence indiscutable (une date de fin de projet fixée arbitrairement n'est pas une urgence).

J'aurais, au contraire, des scrupules à transformer les tâches en corvées. Les tâches sont des objets neutres et il ne me semble pas qu'il y en ait qui soient désagréables autrement que par comparaison avec leurs voisines de cerveau (les pires corvées apportent la satisfaction élémentaire du travail bien fait, pour peu qu'on s'y applique). Je m'en voudrais de ne pas laisser à toutes la chance de m'être agréables. Ne nous rendons pas esclaves de nous-mêmes.

Il se dégage de cela un premier phénomène qui semble s'avérer particulièrement efficace dans l'avancement général de mes projets : il me suffit d'une tâche urgente pour qu'immédiatement mes autres projets avancent, fussent-ils totalement futiles au regard de l'importance de la tâche qui m'accable. Mon appartement n'est jamais aussi propre que lorsqu'il est primordial que je fasse autre chose que le ménage. Quant à la tâche urgente qui n'est pas faite, j'éprouve une certaine satisfaction à constater que le monde ne s'en est pas écroulé pour autant et qu'il y a, finalement, bien peu de choses à faire à temps dans la vie.

La compréhension récente d'un deuxième phénomène me donne un bien meilleur éclairage sur la façon dont j'arrive à tout mener de front avec un tel dilettantisme. L'environnement où je flotte est parcouru de courants ascendants, descendants, tourbillonnants, et les tâches elles-mêmes s'y épanouissent comme des populations de poissons farouches dont les interactions m'échappent. Il m'est rigoureusement impossible de prévoir à quel moment chacune va s'imposer à moi. Ce soir, aurai-je plutôt envie de réfléchir à l'écriture de mon texte ? De poursuivre la composition d'une chanson pour la comédie musicale qu'on tourne cet été ? Ou de me poser comme une larve devant la télé ?

Aucune idée. Et peu importe. Je sais juste qu'en multipliant les bancs de poissons et en attrapant les courants comme ils se présentent pour me laisser porter, au bout du compte, le piètre nageur que je suis aura pu faire joujou avec tous les poissons. Si le chaos contrôle ma vie, j'ai fini par comprendre que son comportement statistique travaillait pour moi. Il s'ensuit une sérénité digne des fonds marins.

CC by-sa / by flickr user derekkeats Photo sous licence CC by-sa, par derekkeats (Flickr).