Qu'est-ce qui pousse à se dire, un jour, qu'on va gravir une montagne ? Ce n'est qu'une fois redescendu que je me suis posé la question. Pendant les semaines de préparation, j'avais simplement envie de le faire, sans besoin de chercher une raison.

Le départ a eu lieu un superbe samedi matin d'octobre. J'avais été le seul dans notre petit groupe de randonneurs du dimanche à avoir répondu positivement à l'invitation de mon coéquipier : faire une vraie randonnée de montagne sur deux jours, avec bivouac, avant l'arrivée de l'hiver. Nous étions donc deux à quitter le parking isolé accolé à une petite centrale électrique où s'achevait la conduite forcée d'un barrage d'altitude.

Ce matin-là, c'était sûr, l'hiver était loin — on avait même du mal à croire que ce fût l'automne. Pas un nuage, un bleu profond déjà nettoyé par les mille mètres d'altitude du point de départ. Un peu plus de dix kilos chacun sur le dos, sacs longuement élaborés, d'abord par inclusion de l'utile puis par élimination du superflu, sans oublier les visites dans les magasins spécialisés et les commandes de matériel ultra léger sur internet. La météo avait un peu allégé nos contraintes en excluant toute possibilité d'orage ou de précipitations. Il nous faudrait tout de même marcher sous des températures allant de l'estival au négatif ; gravir deux mille mètres de dénivelé ; transporter eau et nourriture pour deux jours ; pouvoir dormir par moins cinq degrés avec du vent ; se faire plaisir, aussi, en prenant des photos et en s'offrant quelques verres de vin et un repas chaud au sommet. On a vite fait d'accumuler les kilos et les conseils des « MUL » s'avèrent précieux.

Le début se fait sous les frondaisons d'une belle forêt de bouleaux aux souches moussues. Le sentier serpente dans un sous-bois dense et dégagé. Il ne fait pas plus de dix degrés mais le t-shirt est largement suffisant. Nous quittons rapidement la voie la plus empruntée, dite « moderne », pour emprunter la voie historique. Est-ce parce que nous n'étions pas sûrs de pouvoir suivre la voie facile que nous avons choisi l'autre ? Nous voulions surtout éviter les hordes de randonneurs et emprunter la voie que tout le monde s'accordait à qualifier de plus belle.

À flanc de colline, le sentier forestier nous fait changer de vallée. Nous ne verrons plus personne avant le sommet, excepté un berger ou garde forestier assis devant sa cabane, au loin. Après moins d'une heure de marche, la forêt laisse place à une prairie rase encadrée de montagnes. Le nombre de bouses et l'absence de vaches laissent deviner que la transhumance vient de prendre fin. Avant de nous attaquer à la montagne proprement dite, nous remontons le fond de vallée dont la pente déjà honnête tient du faux plat à côté de ce qui nous attend. De petites cascades surgissent des flancs des montagnes. L'herbe, la mousse et la roche prennent mille teintes de vert, de brun et de gris. Le paysage, magnifique, s'achève devant nous en cirque géologique ; nous bifurquerons avant.

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À partir de là, le chemin est moins évident. Il faut chercher les cairns empilés par les autres randonneurs et les rares marques de peinture. La configuration topologique seule ne donne aucun indice sur le trajet à suivre. De toute façon, de loin, toute ascension à pieds paraît vouée à l'échec. Je m'apercevrai plus tard qu'une paroi qui semble verticale à distance ne l'est pas tant que ça quand on y est.

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Les cairns sont suffisamment fréquents et on ne perd pas trop de temps à chercher son chemin. Ça grimpe sec. Pour la première fois depuis le début de la journée, je sens que mon cœur travaille dur. Je ne suis pas le type le plus sportif qui soit. Nous nous arrêtons à un ruisseau pour refaire les réserves d'eau. L'univers devient totalement minéral, rouge par endroits (je pense à l'Arizona). Les bâtons de marche sont les bienvenus. À flanc de montagne, la pente est de plus en plus forte et le sentier n'est plus constitué que de grosses pierres. Notre objectif : un replat baptisé les Tables où nous voulons déjeuner.

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À plusieurs reprises, au moment d'aborder ce qui ressemble à un col, nous croyons y être. Chaque désillusion suivie d'un passage plus difficile que le précédent ajoute un peu de découragement à la fatigue physique. Malgré l'heure peu avancée (15 h), nous évoluons déjà à l'ombre. La vue d'une prairie ensoleillée juste avant les Tables nous apporte un franc soulagement. Nous nous y posons pour déjeuner. Aucun doute n'est prononcé mais je crois que chacun devine chez l'autre quelques hésitations quant à la suite : il nous reste six cents mètres à gravir, dont deux passages aussi difficiles que ceux qui nous ont déjà bien entamés, à en croire la carte.

Une bonne pause repas devrait nous regonfler, me dis-je. Nous pouvons prendre notre temps, souffler, profiter de la vue — superbe, dépassant déjà quelques sommets —, nous sommes de toute façon largement dans les temps pour arriver en haut avant la nuit. Effectivement, quand l'ombre et le froid nous enveloppent à nouveau et qu'il est temps de se mettre en route, nous avons regagné en moral et en énergie. Les passages marqués difficiles sont délicats mais plus ludiques que les sentiers raides, pierreux et interminables qui nous avaient mis à plat. La vue est de plus en plus remarquable, encore améliorée par la lumière de fin d'après-midi.

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La fatigue est là mais le découragement a totalement disparu. Nous sommes heureux d'avancer, même lorsqu'il s'agit de faire un peu d'escalade. La ligne droite finale est interminable, le Montcalm étant un gigantesque pierrier tout autour de son sommet. C'est surtout là que je me rends compte que j'ai mal à l'épaule droite (ça me gênera particulièrement le lendemain). Impossible de dire si ça vient de la sangle du sac ou du bâton. Qu'importe, nous y sommes, je ralentis juste un peu mon rythme le temps de rejoindre Olivier au sommet. 3077 m.

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Nous installons l'abri (sur des pierres, encore des pierres), partageons l'apéritif avec des randonneurs croisés par hasard la semaine précédente sur un forum internet. Je prends des photos du soleil couchant. Le spectacle de roche et de soleil est époustouflant, comme l'est celui du crépuscule. La température chute, le réchaud à gaz est bienvenu pour manger chaud. Pris entre le froid et la fatigue, nous ne tardons pas à nous glisser dans nos duvets. À cause des pierres qui me scient le dos, je ne fermerai presque pas l'œil de la nuit. Peu importe, je suis heureux d'y être.

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Lorsqu'en pleine nuit un coup de vent soulève la toile de l'abri et me laisse entrevoir l'extérieur, je n'en crois pas mes yeux. Les lumières de la plaine de la Garonne sont visibles jusqu'à Toulouse. Au-dessus, une voûte céleste comme je n'en ai, de ma vie, jamais vue. Impossible de trouver une petite surface de ciel qui ne soit piquée d'étoiles. Sans la moindre idée de l'heure, je m'habille rapidement et sors affronter vent et quatre degrés en-dessous de zéro pour me planter face à ces milliards de lumières du ciel et de la terre, comme un gamin, salué par trois étoiles filantes.

Nous l'avons fait et qu'importe pourquoi. N'est-ce pas, de toute façon, évident ?


Photos © AC (pas sous licence CC)