Le soir emplit l'habitacle. La file infinie des lueurs rouges de l'embouteillage se recopie dans chaque goutte de pluie accrochée au pare-brise. Entre les voitures arrêtées passent des parapluies, des vélos. La radio diffuse un jazz cuivré, boisé, métallique, accueillant comme un intérieur un soir d'hiver.

Le moment est d'obscurité et de brillance. Je peux prendre le temps d'observer la ville à l'heure où les vies changent de mode : de labeur à repos, d'extérieur à chez soi, de semaine à week-end, de collègues à famille, de Toulouse à campagne, d'activité à vacances. Les gens sont sérieux dans leurs déplacements, concentrés sur leur objectif, appliqués dans leurs mouvements, attentifs. D'autres sont sages dans leur immobilité — car le feu passe au vert pour la troisième fois sans qu'une voiture ait bougé.

Un conducteur impatient dépasse tout le monde à contresens d'une voie de bus. Il tente de se rabattre devant moi mais c'est peine perdue, la file ne s'interrompt ni ne bouge. Il reste bloqué et bloquera bientôt le bus qui vient en face. Mon appel de phares est fait sans grande conviction, j'ai beau tenter, je ne suis pas énervé. Je ne sais pas pourquoi je l'ai fait. La vie comporte des décalages inattendus. Il y a la bière, rêvée dans la journée, qu'on ouvre le soir alors qu'on n'en a plus envie. Ou l'embouteillage redouté dont on est, finalement, presque reconnaissant de la lenteur qu'il nous impose. L'automobiliste pressé tente toujours de libérer la voie. Je préfère ma place immobile à la sienne. Et puis, qu'est-ce que ça change ? Ça ne pouvait pas moins avancer.

Le vert du feu devient décoratif dans la bleuté crépusculaire qui contamine toute chose touchée par la pluie. Dans la voiture derrière moi, la jeune femme regarde distraitement de l'autre côté de la rue. Admire-t-elle l'architecture ? Lit-elle les enseignes, les vitrines ? Se demande-t-elle le prix des appartements ? Peut-être regarde-t-elle un piéton, un cycliste. Autour, réfléchies, les couleurs sont primaires, additives, RVB.

Le feu repasse au rouge sans que le croisement soit libéré. Les essuie-glaces effacent mille feux de stop en hologrammes et laissent un nouveau motif apparaître, à jamais unique, effacé à son tour, à jamais remplacé. De quel pare-brise étrange sommes-nous les gouttes de pluie dérisoires ? se demanderait un philosophe dérisoire. Sur le rythme du jazz, celui de la pluie.

Pas un véhicule ne bouge. Chaque embouteillage recèle un mystère fondamental : au-delà de cette voiture bloquée par une autre, et tant d'autres, où se trouvent les prémisses du mouvement ? Est-ce une rue bien dégagée derrière un camion de livraison ? Une ville entière paralysée ? Y a-t-il des morts ? Plus funeste, un ministre en visite ? Peut-être sommes-nous seulement victimes d'une inadéquation du système routier au trafic. La poésie de l'instant s'effiloche quand je recommence à me projeter en avant, à penser plus qu'à être, à envisager des mots comme système et inadéquation. Je me recale dans la réalité et j'aperçois la voie de bus, à ma droite, et mon parking cent mètres plus loin. Allez, c'est l'heure de s'en sortir.