Toute l'harmonie de la musique occidentale actuelle repose sur ces approximations nées d'une coïncidence mathématique apprivoisée par deux mille cinq cents ans de musicologie.[1]

C'est remarquable à plus d'un titre.

D'abord, car la justesse de la musique que nous connaissons, celle dont nous estimons les sonorités harmonieuses, n'était pas acquise. Elle n'était pas dans la nature du monde, puisque le problème qui la définit n'a pas de solution : la quinte et l'octave justes ne peuvent exister de concert pour toutes les notes de la gamme. Pourtant, quand nous écoutons un morceau de musique, nous n'en fantasmons pas l'harmonie. Si les notes nous paraissent justes, c'est que les égalités ci-dessus sont suffisamment vraies. C'est que nous avons dompté — car il s'agit bien d'une invention du cerveau humain — l'incompatibilité des nombres rationnels et irrationnels. La musique est une réconciliation qu'il a fallu mettre au point. L'harmonie musicale est-elle due à l'homme ou est-elle, comme le pensait Pythagore, de nature céleste ? Peut-être est-ce inconsciemment cette question qui nous touche quand nous écoutons de la musique.

Ensuite, ces approximations sont fascinantes car elles sont fondatrices. Nous sommes habitués à considérer les défauts, les inexactitudes, comme des choses à corriger. Au contraire, en musique, le défaut mathématique est aussi fondateur que la gueule de Gainsbourg. Tout ce qu'on peut faire, c'est ajuster sa répartition. C'est ce qu'ont fait les musicologues depuis Pythagore, jusqu'à aboutir au compromis du tempérament dit égal qui attribue à chaque note une part égale du problème. De l'imperfection, nous pouvons totalement nous contenter et nous le devrons jusqu'à la fin de l'humanité.

Plus que nous en contenter, nous pouvons même peut-être la souhaiter. Car quel est l'effet, concrètement, sur la musique, de ces égalités imparfaites ? Les rapports de fréquence presque pas imparfaits conduisent les divers intervalles à produire des battements, un effet de vibrato causé par les interférences entre les deux sons. C'est aussi une caractéristique de la voix humaine. Ainsi, si l'on peut se satisfaire sur le plan philosophique que l'imperfection de l'harmonie humanise la musique, on peut aussi voir cela de façon très concrète, la musique adoptant un peu du timbre de notre voix.

Et si l'on imagine que la justesse de chaque note, chaque tonalité, chaque accord est une coïncidence, alors la musique devient quelque chose d'absolument surnaturel qui dès lors n'a d'autre possibilité que de nous hanter en nous chuchotant combien l'Univers tout entier est improbable.

Note

[1] Il s'agit des rapports de fréquences de la tierce, de la quarte et de la quinte, à gauche dans le tempérament égal utilisé aujourd'hui et à droite dans leur définition pythagoricienne, dont le son est pur mais la combinaison légèrement fausse.