Le livre dont je vais parler n'est pas vraiment un manga. Ni une BD. Ni vraiment un roman. Et un peu de tout ça.

De toute façon, les meilleures œuvres transcendent souvent les genres.

Hier, donc, je parcours le rayon BD de la fnac quand une couverture m'intrigue. A lui seul, le titre Tôkyô est mon jardin m'attire déjà, mais la liste des auteurs finit de capter mon attention : Frédéric Boilet (qui m'est inconnu jusqu'alors), Benoît Peeters (le génial scénariste des Cités obscures, et bien plus que cela) et, au tramage, Jirô Taniguchi (L'Homme qui marche, Quartier lointain, Le Sommet des dieux...).

J'ouvre, je parcours les rabats et la quatrième de couverture... Méfiance d'abord : les descriptions m'évoquent la nouvelle BD, celle où un auteur unique épanche sa morne vie amoureuse en croquis sinistres. Et puis les dessins me rassurent : c'est joliment construit et le graphisme est soigné. D'ailleurs, ici, l'auteur n'est pas unique, et la présence de Peeters est un atout pour la qualité des textes.

Allez, j'achète.

Aucun regret : Boilet manie le réalisme avec une légèreté déconcertante. Franck Aveline le compare cinématographiquement à Éric Rohmer ou à Raymond Depardon. Car Boilet n'est pas étranger au cinéma : les références aux réalisateurs français et japonais émaillent les pages de Tôkyô est mon jardin.[1] Le cadrage lui-même a quelque chose du septième art. (Dominique Noguez, dans la préface de l'œuvre, écrit : Dès le début, on est frappé chez lui par deux caractéristiques : un art très inventif de la mise en page et du cadrage, un grand réalisme des visages et des attitudes. La mise en page : je veux parler de la taille très variable et de l'agencement subtil des vignettes dans la page, considérée comme un espace autonome. Dans les premiers albums on pense parfois à la structure ingénieuse de certaines planches du Little Nemo de Windsor McCay. Le cadrage : c'est cette virtuosité à passer d'un plan d'ensemble en légère plongée (mettons) à un plan rapproché en contre-plongée (ou l'inverse), bref, cette extrême mobilité du point de vue qui n'a d'exemples que les films de Dziga Vertov, d'Eisenstein ou... des frères Coen, tous cinéastes fous de montage.) On n'est alors pas surpris d'apprendre que Frédéric Boilet travaille beaucoup d'après photo.

En lisant Tôkyô est mon jardin, j'avais l'impression de revenir moi-même quelques jours en arrière, quand j'arpentais encore la capitale nippone. Lire Boilet, c'est voyager à peu de frais. Quand me prendra la nostalgie de Tôkyô, je n'aurai qu'à ouvrir son livre pour y retrouver les petits immeubles d'habitation emmêlés dans un bordel industriel de câbles électriques, ou bien le Sensoji, le marché de Tsukiji, Shinjuku, le métro... comme véritables décors de la société japonaise vue par un occidental averti, et non comme théâtre d'une histoire occidentale dans un Japon trop souvent fantasmé par nos auteurs. On sent le vécu, le regard juste, le point de vue simplement humain qui sait montrer l'humain comme l'inhumain, le subtil comme le grotesque. Tôkyô est mon jardin est un documentaire passionné, donc fatalement prenant.

Aux côtés de Boilet qui dessine, imagine, retranscrit, Peeters fait sonner juste, discret, simplement au service de, pas voyant mais probablement indispensable, comme Jirô Taniguchi pour les trames. C'est l'essence d'une collaboration réussie : un résultat où l'on oublie un peu à qui l'on doit quoi mais où l'on doit beaucoup à chacun.

L'histoire, à côté du style, serait presque secondaire si elle n'avait pas l'intelligence marquante de la simplicité du réel. Qui a dit Ozu ? Toujours le réalisme et, là encore, les talents mêlés de Boilet et Peeters. Je me permets de copier la quatrième de couverture depuis le site de l'éditeur Casterman : David Martin, représentant des cognacs Heurault au Japon, a surtout passé les derniers mois à découvrir la culture nipponne et la vie nocturne de Tôkyô. Un matin, il apprend l'arrivée imminente de son patron, venu inspecter l'avancement de son travail. Il lui faut absolument redresser la situation au plus vite. Sinon, il perdra en même temps son emploi, son visa pour rester au Japon et la jeune femme dont il vient de tomber amoureux. Le jeune homme entame alors un drôle de chassé-croisé entre son patron à chaperonner et sa belle à séduire.

Allez, 18 euros, mais votre bédéthèque vous en sera éternellement reconnaissante.

''Dire qu'il faut que je vienne au Japon pour pouvoir parler cinéma...''

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Notes

[1] Vivant lui-même à Tôkyô, Boilet évoque d'ailleurs l'Institut dans ses pages (de même que le fit récemment sur son blog pb, autre Tokyoïte français, ici et ).