Je ne suis pas croyant, je ne l’ai jamais été, mais mon rapport à la foi a beaucoup changé, lui, avec les années.

Quand j’étais gamin, mon meilleur copain était catholique et nous avions de longs débats amicaux au cours desquels j’essayais de lui démontrer l’absence de Dieu. Ce qui, je le réaliserais plus tard, était absurde à bien des égards. D’abord car la foi transcende la raison, elle ne s’argumente pas. Ensuite car elle est personnelle ; par quel principe la remettais-je en question puisqu’elle ne perturbait en rien ma liberté de ne pas croire ? Il faut croire qu’à l’époque, j’étais un de ces imbuvables donneurs de leçons. J’en ai connu d’autres qui passaient leurs journées à vous dire, sans vraiment argumenter, eux, quels musiciens écouter, quels auteurs ne pas lire et pour qui voter. J’écoute aujourd’hui les jazzmen les plus obscurs comme la pop la plus formatée, et j’aurais bien du mal à expliquer quoi croire ou ne pas croire. Quant à mon ami, il est toujours catholique et nous sommes toujours copains.

Je vois aujourd’hui les croyants comme des gens pourvus d’outils philosophiques qui me sont inaccessibles. Oui, quelque part, je les envie un peu, moi qui ne puis me rattacher qu’à mon jugement dont je réalise qu’il a souvent du mal à égaler des millénaires de sagesse théologique cumulée.

Alors, quand j’ai découvert l’épisode du Code a changé intitulé Un catholique face à l’IA, ma curiosité a été piquée. Xavier de La Porte, l’animateur de cette émission de France Inter, s’y entretient avec un ingénieur et entrepreneur catholique au sujet de la compatibilité de l’intelligence artificielle avec la religion. Je dois dire que je suis un peu resté sur ma faim par rapport aux promesses du sujet. En revanche, certains passages m’ont amené à réfléchir à mon propre rapport à l’IA, et j’y ai trouvé des choses assez intéressantes que je vais tenter de retranscrire ici.

À un moment, Xavier de La Porte évoque la question de la blessure narcissique causée par l’IA à l’humanité, dernière en date d’une série entamée par Copernic et Galilée. De la même manière que nous avons fini par comprendre notre position arbitraire dans l’univers, nous réalisons aujourd’hui que ne sommes plus seuls à utiliser le langage, à créer, à imaginer, à raisonner, domaines où la machine nous rattrape et parfois nous dépasse.

J’étais au volant en écoutant cela, alors je suis allé au mode de pensée le plus direct, le moins intrusif par rapport à ma survie : le sentiment. Et j’ai eu le sentiment d’un problème avec cette idée de blessure narcissique. En fait, je ne la ressentais pas. Il y a déjà huit milliards d’autres êtres humains aussi doués que moi de langage, d’imagination, de raison, et je ne leur en veux pas. Je ne ressens pas de fierté en tant qu’espèce, je suis fier de l’individu que je suis devenu. Sans doute serais-je blessé qu’une IA se mette à élever mes enfants mieux que moi, qu’elle fasse aussi bien mon travail ou que mes proches la préfèrent à moi de quelque façon que ce soit – et j’en voudrais autant à un être humain. En revanche, que le groupe IA dépasse le groupe humain, ça peut bien sûr éveiller en moi de nombreuses choses, peut-être la curiosité ou la peur, mais ni la jalousie ni la honte.

Et pourtant, j’ai bien ressenti un choc à ma première utilisation de ChatGPT. Toujours au volant, dans les bouchons, j’ai eu un peu de temps pour réfléchir à ce choc. Pendant ce temps, Xavier de La Porte parlait de la notion d’émergence, ces propriétés qui apparaissent de façon inattendue quand un système atteint un seuil de complexité. Par exemple, l’illusion d’humanité procurée par les LLM (ChatGPT et consorts) dès que leur « cerveau » atteint une certaine taille. Ce n’est pas une notion nouvelle et ça fait bien longtemps que, dans ma boîte à outils philosophique et scientifique personnelle, j’ai rangé cette idée d’émergence comme une explication possible de la conscience, sans que cela résolve le mystère le plus profond, ce que j’appellerais le problème du point de vue : des cerveaux extrêmement complexes, reliés à des corps, d’où émergent des comportements d’êtres humains pensants et aimants, cela peut se concevoir assez facilement ; mais que moi, on me donne à être, à incarner mon corps et mon cerveau en particulier, qu’est-ce que ça signifie ? Pourrions-nous être huit milliards d’humains « machines » avec exactement le même comportement, les mêmes preuves d’amour, la même intelligence, la même créativité, mais dépourvus de cette âme qui nous connecte au monde, ou bien l’âme est-elle aussi une propriété émergente du cerveau ? Et du moment que je suppose que, comme moi, tous les êtres humains ont ce sentiment d’une âme qui leur est propre, pourquoi ne le supposerais-je pas d’une machine ? Et si c’est la vérité, alors il est nécessaire que l’âme, la conscience, le point de vue émergent aussi mécaniquement de la complexité du cerveau, qu’il soit humain ou mécanique.

Or, ce doute qui tend à disparaître si l’on accepte de reconnaître que les IA sont nos pairs en devenir, c’est celui du principe supérieur, presque surnaturel de l’âme. C’est l’idée à laquelle on peut encore se rattacher, en tant que non-croyant, que la mort du corps, du cerveau, du raisonnement, n’est pas nécessairement celle du moi.

Voilà le choc : c’est l’IA en tant qu’entité à la fois mécanique, proto-humaine, et mortelle. C’est celui de l’absolue certitude qu’à la mort, rien ne reste, comme une discussion qu’on efface. Ce n’est pas un choc immense – pour les non-croyants, cette mort comme effacement total a toujours été une hypothèse, et même la plus probable. Mais l’impossibilité de construire l’IA, l’échec à lui faire dire « moi », « je » de façon si convaincante, aurait laissé un doute plus agréable.

Et quand on y repense, cette idée de blessure narcissique n’est pas si fausse que ça. Pas comme un vecteur de honte ou d’infériorité mais au sens freudien d’être mis face à qui nous sommes vraiment.