Mérite
Bon courage pour la suite.
En ces temps de « réhabilitation du travail » (à savoir ?), on rencontre souvent le mot mérite. On parle d'être « payé au mérite ».
Mais qu'entend-on exactement par « mérite » dans ce contexte ? Prenons la définition du TLF : Valeur morale procédant de l'effort de quelqu'un qui surmonte des difficultés par sens du devoir et par aspiration au bien.
Celle du Grand dictionnaire terminologique de l'Office québécois de la langue française, donnée pour le domaine de la gestion, est assez différente : Constat de l'efficacité d'un salarié dans son emploi.
Dans tous les cas, il y a :
- la volonté de bien faire ;
- la mise en œuvre des moyens d'y parvenir ;
- le résultat positif.
Ainsi, fondamentalement, tout travail bien accompli doit se retrouver évalué à un même niveau de mérite. J'ai autant de mérite, à la fin de ma journée de travail, à avoir utilisé au mieux mon temps et mes capacités pour mener à bien ma tâche vers son accomplissement que n'en a le serveur de fast-food à avoir servi ses clients avec le sourire la journée durant et sans se tromper dans les commandes, que n'en a l'éboueur à soulever pendant son service de lourdes charges au milieu de la circulation et dans une atmosphère nauséabonde, que n'en a le cadre supérieur à assurer la bonne marche de son entreprise, que n'en a l'ouvrier à assembler consciencieusement les pièces de son ouvrage…
(Et encore, ces affirmations sont discutables car je trouve l'éboueur plus méritant que moi. Mais peut-être me trouverait-il plus méritant que lui, donc admettons.)
J'insiste sur le caractère relatif au travail du mérite (parfaitement clair dans la définition de l'OQLF : efficacité d'un salarié dans son emploi).
Or, il est bien évident que ni aujourd'hui ni demain, les salariés ne seront payés au mérite. C'est la rareté par rapport à l'emploi demandé qui prévaut. Je suis mieux payé qu'un serveur au McDo non parce que j'ai plus de mérite mais parce que mon profil est plus rare. Il n'est même pas dit que j'aie eu plus de mérite à accomplir mes études. Le caissier du McDo a pu prendre l'emploi en désespoir de cause, après de longues études dans une filière bouchée. Il a pu galérer à essayer de réussir des études difficiles, sans succès. Son mérite passé, gagné à essayer de s'en sortir — qu'il ait fait des études ou non —, est même sûrement supérieur à mon mérite passé. Celui qui en bave pour se hisser vers le haut, pour améliorer le monde (fût-ce lui-même qui est une partie du monde), a quelque chose, dans son image, du héros. Et qu'est-ce que le mérite sinon la qualité du héros ?
Ne nous leurrons pas, nous sommes où nous sommes par le pur fruit du hasard. Ma rareté relative est le fruit du hasard. Nous ne sommes donc pas payés au mérite. Nous sommes payés, en tant qu'être humains, au hasard. Être payé au mérite, ce serait être payé selon une espèce de rapport résultat/capacités, autrement dit, être payé selon une mesure d'où le fait du hasard aurait été éliminé.
Il est donc intéressant de noter qu'être payé au mérite est totalement antithétique avec la théorie capitaliste d'Adam Smith de l'offre et de la demande où la rareté définit la valeur. (Ceci car, contrairement à un produit manufacturé, un travailleur n'est pas « productible » selon une logique économique ; trop d'autres facteurs entrent en jeu comme l'envie de faire un métier donné, les aléas de la vie de chaque individu, l'imprévisibilité de l'inadéquation à un emploi, bref, ces choses qui relèvent plus du cœur ou du hasard que de la raison. Le libre-arbitre de l'homme en fait, fort heureusement, une bien mauvaise marchandise.)
Antithétique, en effet, car la société où l'on s'occupe du mérite du travailleur, c'est celle de Marx. C'est celle où chaque travailleur poursuit un objectif qui est son travail et où la qualité de ce processus est mesurable, et non celle où l'attrait de l'objectif est artificiellement remplacé par la nécessité du salaire. Il est ainsi remarquable de noter que le travailleur que l'on paie au mérite ne peut pas travailler en ayant pour but cette prime au mérite (sans quoi il n'aurait aucun mérite, ne travaillant plus pour le bien de son ouvrage mais pour un objectif distinct de sa production, à savoir sa paie). Pour citer l'article Marxisme de Wikipédia : Marx […] fait du travailleur celui qui se subordonne à la fin qu’il s’est lui-même donnée. [En] travaillant, l’homme met en œuvre les facultés qui lui sont propres, découvre son pouvoir de conceptualisation et peut améliorer par là sa capacité de production.
On retrouve bien là les idées d'accomplissement à la fois personnel et collectif présentes dans la définition du TLF.
Loin de moi l'idée de discuter ici les qualités respectives des diverses théories socio-économiques. D'ailleurs, l'utilisation même du mot « marxisme » dans un article est vouée à l'échec. Marx lui-même ne disait-il pas sur la fin qu'il n'était pas marxiste, non par déni de son œuvre, mais par déni de tout ce qui s'y était accroché ?
Non, je trouve simplement amusant de constater que cette « réhabilitation du travail » supposée passer par le mérite est parfaitement à l'opposé des idées de ceux qui la brandissent aujourd'hui.
Ou bien, je trouve écœurante l'hypocrisie de ceux-ci. Et ça ne m'amuse alors plus vraiment.
Un conseil pour l'avenir : faites-vous du hasard un ami ; on n'est pas dans une société où l'effort des salariés est récompensé et il n'y a aucune raison que l'on s'y dirige prochainement.
Nota bene
Cette analyse n'engage que moi.
26 juin 2007
Commentaires
Petit commentaire par rapport à ta conclusion : ce n'est effectivement pas l'effort des salariés qui est récompensé par l'entreprise ou la société. Dans bien des cas, ceux qui progressent le plus vite, et qui arrivent le plus haut, ne sont pas ceux qui font le mieux leur travail, mais ceux qui savent se lier avec les bonnes personnes. Ce n'est pas le mérite qui prévaut dans la société, mais la capacité des gens à être politique et manipulateur.
Le seul intérêt qu'a un salarié à être méritant est de se dire qu'il a fait correctement son travail, qu'il n'a rien à regretter. Il peut donc au moins être satisfait de lui même. C'est déjà ça...
26 juin 2007
et c'est la plus vénale de mes copines qui dit ça? waouh!! (c'est la stricte application de la phrase de bibi: "faites-vous du hasard un ami", bravo Didine!
Bibi joli, tu devais être très fort en philo au lycée... ;o)
26 juin 2007
"Ce n'est pas le mérite qui prévaut dans la société, mais la capacité des gens à être politique et manipulateur."
mais aussi plus simplement la capacité à être sociable qui est un premier pas vers la reconnaissance sans pour autant aller jusqu'à la manipulation.
26 juin 2007
Malheureusement, je connais des gens sociables, aimables, toujours prêts à rendre service, mais qui ne sont pas reconnus...
Je continue donc de penser qu'il faut être sociable ET manipulateur.
"Les méchants ont sans doute compris quelque chose que les bons ignorent"
Woody Allen.
26 juin 2007
Hum, si je peux me permettre, je ne pense pas que les deux théories se contredisent. Je pense simplement que la notion de rareté est sous-entendue dans le terme de rémunération au mérite, comme souvent pour les choses que l'on considère un peu facilement comme allant de soi.
Pour moi, la rémunération au mérite s'inscrit dans le cadre strct d'une rémunération de la rareté. A savoir en simplifiant que la rareté définit un salaire d'embauche et que le mérite définit la progression de ce salaire, tant que l'on reste dans la même boite. La rémunération au mérite n'est qu'une poussière infime sur la boule de bowling qu'est la logique de rareté, et que donc quand on regarde la poussière on ne voit pas la boule. Métaphore élégante qui existe aussi avec des arbres et une forêt, mais j'en ai plein le cul des agros :) .
Sinon je suis d'accord avec Didine : la capacité à mettre à en valeur son mérite (réel ou imaginaire) compte au moins autant que le mérite lui-même. Et quelque part heureusement : cela signifie bien que le contact humain, la chaleur et l'affection (pour ne parler que des aspets positifs) comptent plus qe le froideur d'un résultat sur papier glacé. Et a c'est cool.
Et je suis tout à fait d'accord que nous ne sommes là que par un hasard absolu, et que la chance, pour peu qu'elle vous pousse dans le dos, fait tous les miracles... Quelle chance d'être né dans une société qui ne révère pas les artistes : je serais au bas de l'échelle :) .
26 juin 2007
C'est vrai que le mérite ne reste pas toujours sans effet. Ce sont les bonbons posés sur l'addition du festin de la rareté. (Ah, moi aussi je sais métaphoriser.)
Mais le mérite ne participe absolument pas de la rareté, pas plus que le contraire. La France, comme tu le soulignes, est sans doute le seul pays où il faille changer régulièrement d'employeur pour voir son salaire réajusté sur ses compétences. Sur la rareté de ses compétences, compétences dont l'acquisition et l'entretien dénote d'un certain mérite dans l'accomplissement de son travail antérieur.
On peut donc dire que le changement d'employeur procède d'une forme de transformation du mérite en rareté. Autrement dit, on camoufle sa conscience professionnelle en heureux hasard. Car le hasard paie mieux que le bon sens. Le mérite se discute ; pas les dés.
27 juin 2007
Tout à fait d'accord :) . Et bien vu : c'est bien connu, le mérite est rare, surtout dans cette France où les bonnes vieilles valeurs du travail ne siginfient plus rien. Tout fout le camp !
29 juin 2007
"Je continue donc de penser qu'il faut être sociable ET manipulateur."
Eurk, une des mes plus grandes fiertés est de ne pas penser ça. Je me plante sans doute, mais j'ai l'impression qu'on peut s'en sortir professionnellement tout en étant un type bien.
Y'a pas que le boulot dans la vie, y'a aussi l'amour propre...c'est important pour réussir à se lever le matin.
30 juin 2007