En ces temps de « réhabilitation du travail » (à savoir ?), on rencontre souvent le mot mérite. On parle d'être « payé au mérite ».

Mais qu'entend-on exactement par « mérite » dans ce contexte ? Prenons la définition du TLF : Valeur morale procédant de l'effort de quelqu'un qui surmonte des difficultés par sens du devoir et par aspiration au bien. Celle du Grand dictionnaire terminologique de l'Office québécois de la langue française, donnée pour le domaine de la gestion, est assez différente : Constat de l'efficacité d'un salarié dans son emploi.

Dans tous les cas, il y a :

  1. la volonté de bien faire ;
  2. la mise en œuvre des moyens d'y parvenir ;
  3. le résultat positif.

Ainsi, fondamentalement, tout travail bien accompli doit se retrouver évalué à un même niveau de mérite. J'ai autant de mérite, à la fin de ma journée de travail, à avoir utilisé au mieux mon temps et mes capacités pour mener à bien ma tâche vers son accomplissement que n'en a le serveur de fast-food à avoir servi ses clients avec le sourire la journée durant et sans se tromper dans les commandes, que n'en a l'éboueur à soulever pendant son service de lourdes charges au milieu de la circulation et dans une atmosphère nauséabonde, que n'en a le cadre supérieur à assurer la bonne marche de son entreprise, que n'en a l'ouvrier à assembler consciencieusement les pièces de son ouvrage…

(Et encore, ces affirmations sont discutables car je trouve l'éboueur plus méritant que moi. Mais peut-être me trouverait-il plus méritant que lui, donc admettons.)

J'insiste sur le caractère relatif au travail du mérite (parfaitement clair dans la définition de l'OQLF : efficacité d'un salarié dans son emploi).

Or, il est bien évident que ni aujourd'hui ni demain, les salariés ne seront payés au mérite. C'est la rareté par rapport à l'emploi demandé qui prévaut. Je suis mieux payé qu'un serveur au McDo non parce que j'ai plus de mérite mais parce que mon profil est plus rare. Il n'est même pas dit que j'aie eu plus de mérite à accomplir mes études. Le caissier du McDo a pu prendre l'emploi en désespoir de cause, après de longues études dans une filière bouchée. Il a pu galérer à essayer de réussir des études difficiles, sans succès. Son mérite passé, gagné à essayer de s'en sortir — qu'il ait fait des études ou non —, est même sûrement supérieur à mon mérite passé. Celui qui en bave pour se hisser vers le haut, pour améliorer le monde (fût-ce lui-même qui est une partie du monde), a quelque chose, dans son image, du héros. Et qu'est-ce que le mérite sinon la qualité du héros ?

Ne nous leurrons pas, nous sommes où nous sommes par le pur fruit du hasard. Ma rareté relative est le fruit du hasard. Nous ne sommes donc pas payés au mérite. Nous sommes payés, en tant qu'être humains, au hasard. Être payé au mérite, ce serait être payé selon une espèce de rapport résultat/capacités, autrement dit, être payé selon une mesure d'où le fait du hasard aurait été éliminé.

Il est donc intéressant de noter qu'être payé au mérite est totalement antithétique avec la théorie capitaliste d'Adam Smith de l'offre et de la demande où la rareté définit la valeur. (Ceci car, contrairement à un produit manufacturé, un travailleur n'est pas « productible » selon une logique économique ; trop d'autres facteurs entrent en jeu comme l'envie de faire un métier donné, les aléas de la vie de chaque individu, l'imprévisibilité de l'inadéquation à un emploi, bref, ces choses qui relèvent plus du cœur ou du hasard que de la raison. Le libre-arbitre de l'homme en fait, fort heureusement, une bien mauvaise marchandise.)

Antithétique, en effet, car la société où l'on s'occupe du mérite du travailleur, c'est celle de Marx. C'est celle où chaque travailleur poursuit un objectif qui est son travail et où la qualité de ce processus est mesurable, et non celle où l'attrait de l'objectif est artificiellement remplacé par la nécessité du salaire. Il est ainsi remarquable de noter que le travailleur que l'on paie au mérite ne peut pas travailler en ayant pour but cette prime au mérite (sans quoi il n'aurait aucun mérite, ne travaillant plus pour le bien de son ouvrage mais pour un objectif distinct de sa production, à savoir sa paie). Pour citer l'article Marxisme de Wikipédia : Marx […] fait du travailleur celui qui se subordonne à la fin qu’il s’est lui-même donnée. [En] travaillant, l’homme met en œuvre les facultés qui lui sont propres, découvre son pouvoir de conceptualisation et peut améliorer par là sa capacité de production. On retrouve bien là les idées d'accomplissement à la fois personnel et collectif présentes dans la définition du TLF.

Loin de moi l'idée de discuter ici les qualités respectives des diverses théories socio-économiques. D'ailleurs, l'utilisation même du mot « marxisme » dans un article est vouée à l'échec. Marx lui-même ne disait-il pas sur la fin qu'il n'était pas marxiste, non par déni de son œuvre, mais par déni de tout ce qui s'y était accroché ?

Non, je trouve simplement amusant de constater que cette « réhabilitation du travail » supposée passer par le mérite est parfaitement à l'opposé des idées de ceux qui la brandissent aujourd'hui.

Ou bien, je trouve écœurante l'hypocrisie de ceux-ci. Et ça ne m'amuse alors plus vraiment.

Un conseil pour l'avenir : faites-vous du hasard un ami ; on n'est pas dans une société où l'effort des salariés est récompensé et il n'y a aucune raison que l'on s'y dirige prochainement.

Nota bene

Cette analyse n'engage que moi.