Milosz sentit le canon froid contre sa tempe juste avant que celle-ci n'éclatât. C'est ainsi que Milosz disparaît de cette histoire dès la première phrase, ce qui n'est pas plus mal car nous n'avons pas encore pu nous attacher à lui. Non qu'il ne le mérite pas, mais la narration est cruelle.

Son assassin n'avait pas prévu que cela éparpillerait ainsi et sur un si large périmètre tant de petits morceaux de cervelle et d'os ensanglantés. Il ignorait aussi que les sphincters du cadavre se relâcheraient de la sorte. Il le regardait et se disait que ce pauvre Milosz n'avait pas là une mort très digne. C'eût été mieux au cinéma mais malgré son nom, Grégoire Poma-Poma n'avait que la réalité sous la main. Grimaçant, il renonça à fermer l'œil droit de Milosz dont la paupière restait ouverte sous l'effet d'une arête osseuse projetée à travers le globe oculaire, comme un store sur sa béquille. La révélation soudaine de cette métaphore fit visualiser à Grégoire un camion-pizza et son ventre émit un franc gargouillis. Avant de partir, il regarda une dernière fois le corps affalé sous le gribouillis rouge-blanc-noir qui descendait lentement du mur. Spicy beef et chorizo, avec des olives et beaucoup de fromage.

Pas plus que Milosz, Grégoire n'est notre héros, ni aucune espèce de personnage un peu principal. Il est fade. C'est pourquoi il mange toujours épicé. Pour compenser, vous comprenez.


« Ce pauvre Milosz n'a pas eu là une mort très digne.
— Vous avez déjà vu des assassinés dignes, inspecteur ?
— Vous avez raison, inspecteur, je vais changer ma réplique. On pourrait croire que je n'ai jamais vu ce genre de scène. Laissez-moi refaire mon entrée. »
Il refait son entrée.
« Ce pauvre Milosz est mort.
— Oui. Sale affaire. »
Quelques notes de saxophone retentissent, que ne semblent pas relever les inspecteurs. L'un écrase une cigarette et remet son galurin en place. L'autre rompt le silence avec audace :
« Comme vous dites.
— C'est pas joli-joli.
— Non, pas beau à voir.
— Un vrai massacre.
— N'exagérez pas.
— On sait qui a fait le coup ?
— J'ai ma petite idée.
— Donc on saute la scène de l'examen ?
— Oui, c'est toujours la même chose. Et le cadavre pue.
— Ce pauvre Milosz ne savait pas se nourrir.
— Pour sa mort, il aurait pu faire un effort.
— Il ne s'y attendait peut-être pas.
— Mon cul.
— Donc vous savez qui a fait le coup ?
— J'ai ma petite idée. »
Il sort son téléphone mobile et déplie l'écran. Il ne juge pas utile d'occuper du temps d'antenne en appuyant sur les boutons et le porte elliptiquement à l'oreille.
« Allô, Grégoire ? »
L'inspecteur Merlin se dit qu'au rythme où l'enquête progressait, ils ne tiendraient pas jusqu'à la pub. Conséquemment, il raccrocha fissa.


Bureau du commissaire. Stéréotypes épinglés au mur.
« Inspecteur Leroy, inspecteur Merlin, décidément, vous faites la paire.
— Commissaire. Toujours le bon mot.
— Trêve de plaisanteries, messieurs. On a trouvé un abbé achevé à la casse Torama.
— Achevé ? On a établi la présence de blessures antérieures à la mort ? demanda Leroy.
— Tout porte à le croire. À moins que nous n'ayons affaire à un meurtre déguisé en acte de charité. Chrétienne, évidemment. »
Le commissaire rit de bon cœur et s'empara du verre en polystyrène expansé où flicfloca un café aussi bouillant que transparent. Lèche-cul ou benêts, allez savoir, les inspecteurs rirent à leur tour.
« On s'en occupe, dit l'un d'eux.
— Non. J'aimerais mieux qu'on ne relève pas les mauvais jeux de mots de l'auteur.
— Évidemment.
— Parlez-moi plutôt du meurtre de ce pauvre Milosz.
— Aucune piste, commissaire.
— Ce serait pas Poma-Poma ?
— Si, probablement. Mais après la pub.
— Ah. »
Tout était lisible dans ce ah. Le fait que le commissaire se désolait que la victime, le meurtre, les inspecteurs, les stéréotypes épinglés au mur et lui-même, bref, tout, absolument tout dans sa vie avait pour finalité unique la promotion télévisée de produits et services. Plus encore, était lisible dans ce ah le fait que, la fin étant écrite, le commissaire avait parfaitement conscience de sa plus parfaite inutilité. Son statut d'accessoire était tel que le seul décor de sa vie était ce bureau et ses stéréotypes, sans qu'on lui eût même accordé la grâce d'une demeure, sans parler d'une famille ou d'amis. Tout au plus avait-il les deux inspecteurs qui n'étaient guère mieux lotis que lui. D'ailleurs, son ah leur arracha un hochement de tête. Chacun comprit que les autres comprenaient. Le commissaire reprit la parole.
« Messieurs, dit-il, puisque nous sommes d'accord, des mesures s'imposent.
— Vous voulez dire… commença Merlin.
— … que ce n'est pas Poma-Poma qui a fait le coup ? acheva Leroy.
— Il paraîtra. »
En même temps que le commissaire articulait ces mots, un sourire éclaira son visage. Les inspecteurs lui emboîtèrent le rictus.
« Oh, au fait… fit un inspecteur.
— Oui ? fit le commissaire.
— Si on mangeait au Rama ?
— Bof, répondit le commissaire. Ça casse pas des briques, au Rama.
— Alors, on peut s'acheter un déjeuner au marché.
— Bonne idée, intervint l'autre inspecteur. Ça casse des briques, au marché. »
C'est ainsi que l'auteur, susceptible, se moqua pour la dernière fois du commissaire et de ses deux inspecteurs, quoiqu'il fit peut-être encore plus de tort à lui-même.


Le fronton dorique de la casquette de fonction du juge étalait la devise du tribunal aux yeux de l'assemblée : justici, qued balans, qued fleum. « La justice, quelle balance, quel fléau. » Le juge l'avait imaginée et fait inscrire en cursives bleues sur le portillon de sa maisonnette à La Baule. Mais pour la casquette, il avait assuré lui-même la transcription latine. Ça faisait plus sérieux.

Le long bla-bla qui s'échappait de la bouche située sous le couvre-chef du juge s'acheva ainsi :
« En conséquence de quoi nous condamnons monsieur At… ta… nous condamnons monsieur Artevaque aux travaux forcés. La séance est…
— Ah, non ! » interjetai-je, surpris d'être aspiré sans ménagement par le récit — car je me reconnus derrière la dyslexie du juge. Je m'exclamai : « Les travaux, j'ai déjà donné ! Le Parquet est sans pitié. »
Clameurs dans la salle. Circonspection de la cour. Le juge hume l'ambiance.
« Hmmm…
— Au fait… De quoi on m'accuse, au juste ?
— Chaque chose en son temps. Greffier, laissez ce cactus et faites-nous prendre connaissance de l'acte d'accusation.
Le greffier s'exécuta. Son corps fut emmené. Un greffier neuf fut amené. Il lut l'acte d'accusation entre les oh et les ah de l'assistance. Le juge conclut :
— Vous saisissez ?
Je dis que je saisissais.
Après que Maître Morrissard eut tenté d'assurer ma défense, le procureur eut un discours si accablant que j'hésitai à me ranger de son côté. Il s'exprima en ces termes :
« Madame la Cour, Monsieur le Parquet, Mademoiselle l'Accusation, cette vieille pute la Défense, les petits Jurés, les faits sont là : M. Atv' est coupable, et le public n'hésiterait pas à caillasser les jurés s'ils en décidaient autrement. Comment, en effet, ignorer la masse d'indices, que dis-je, de preuves que cet individu écœurant nous livre dans les premiers paragraphes de ses écrits dont l'immoralisme ne pourra que s'achever in extremis par un autodafé salutaire ? »
Le visage écarlate et les yeux exorbités, il reprit son souffle en vacillant, équilibré par le contrepoids de son index qui, tourbillonnant dans le ciel, faisait déferler sur le drapé de sa robe noire des lames de fond dramatiques. Ravitaillé en dioxygène, il lança un nouvel assaut.
« M. Atv’ nous dit : “nous n'avons pas pu nous attacher à Milosz”, “la narration est cruelle”, “Milosz n'est pas un héros”, “ce n'est pas plus mal qu'il disparaisse”. Cela, mes p'tits jurés, ne se passe-t-il pas de commentaire ? (Sa lèvre inférieure saillait comme le sommet d'un gros point d'interrogation.) Comment, en outre, M. Atv’ aurait-il connaissance de tant de détails, jusqu'à la psychologie du meurtrier qu'il dit affamé et pris au dépourvu face à l'état de sa victime ? Et la description si précise de la scène du crime ? »
Il scruta lentement la salle de son regard d'aigle, et Dieu sait combien Lui-même s'est chié dessus en leur donnant cet air crétin, prouvant du même coup que le vieux barbu tient plus du chercheur hexagonal planté derrière sa paillasse antédiluvienne — terme choisi — que du génie étasunien de la génétique. Or, si le budget divin entre dans les crédits de la recherche française, sa toute-puissance en prend un coup. (En revanche, on ne doutera plus de la laïcité de l'État.) Son tour d'audience terminé, l'aigle rouvrit son bec :
« Lors de son interrogatoire, M. Atv’ a parlé des cris vains… Les cris vains de la victime, j'imagine, M. Atv’ ?
— Je… Oui, l'écrivain de la victime, on peut le tourner ainsi.
— Ah ! Et mirez avec quelle froideur il dit ça ! Il ne fait preuve d'aucune émotion, c'est une bête, un animal. Pis ! Les animaux, pour la plupart, sont plus humains que ce monstre. J'aimerais maintenant appeler deux témoins à la barre. Commençons par monsieur Poma-Poma que M. Atv’ accuse grossièrement du crime dès les premières lignes de son torche-cul. »
Grégoire Poma-Poma s'avança. Il joua un peu avec le micro puis fit sa déclaration.
« Hem. Un, deux, un, deux. Test. Test. A ! A ! Un ! Deux ! Voilà, je suis innocent, merci.
— Merci à vous, Grégoire ! Vous êtes la fierté du pays. J'appelle maintenant le commissaire.
— Poma-Poma est innocent. C'est monsieur… — comment dites-vous, déjà ? — monsieur Atv’, c'est ça, qui est coupable. J'aimerais maintenant profiter du micro pour dénoncer la réclame publicitaire qui ôte toute signification à nos vies et qui…
— Merci commissaire ! La parole d'un représentant de l'ordre, amis jurés. J'aimerais maintenant interroger M. Atv’. »
Je me levai. Le procureur posa sur le juge ses petits yeux bêtes et ce dernier leva vers moi un regard de vieux hibou déplumé.
« Allez-y, procureur », dit-il. Le procureur me loucha dessus :
« Reconnaissez-vous, M. Atv’, être l'auteur du crime ? »
Je réfléchis quelques instants. C'était bien moi qui avais écrit ce crime. J'en étais indiscutablement l'auteur. C'était même écrit dans la loi. Code de la propriété intellectuelle, livre un, titre premier, chapitre trois, articles L. 113-2 et L. 113-6.
« Oui, dis-je.
— Il reconnaît ! dirent en chœur l'aigle et le hibou. (Clameur dans la foule : Il reconnaît !)
— Je reconnais ! dis-je.
— À quoi nous avions-vous condamné tout-à-l'heure ? demanda le juge.
— Aux travaux forcés, répondis-je en grimaçant.
— Eh bien, plus maintenant ! Ce sera la mort !
— La mort ! exulta le procureur.
— La mort ! tonna Morrissard.
— La mort ? s'étonnèrent les petits jurés.
— La mort ! clama la foule. La mort !
— La mort… réfléchissais-je. Malgré une curiosité certaine, cela ne me tentait que peu. Comment mon propre récit avait-il pu s'emballer au point que je m'y trouvais fatalement condamné ? Quelle improbable situation. Et puis merde ! m'exclamai-je. C'est mon récit ! »
Le silence s'abattit sur le tribunal. Le vieux hibou me regardait, éberlué. Il semblait soudain désemparé.
« Mais Monsieur, hasarda-t-il, vous ne pouvez pas employer ce mot… pas avant vingt-deux heures… »
Dans l'audience, les gens esquissaient des sourires embarrassés. Morrissard se pressa le regard sous la main d'un air de dire que tout était foutu. Le procureur semblait fâché et les jurés arboraient des moues boudeuses.
« Quel mot ? lançai-je sèchement.
— Le… Le… Le terme de vocabulaire ostentatoirement grossier à caractère d'évocation défécatoire, éructa le juge.
— Il y a deux mots qui ne figurent pas dans le dictionnaire, dans votre périphrase gerbos. Mon merde, au moins, il y est, dis-je, remonté. (Murmures d'outrage dans l'assistance.)
— Ne vous en faites pas, ricana le juge, il suffit que la presse me cite pour qu'ils y figurent dès l'an prochain. »
Je pensai aux contre-vérités, aux minorités visibles et à la karchérisation, et je sus qu'il avait raison. Une société qui ne respecte pas ses mots vaut-elle la peine qu'on y subsiste ? Les inspecteurs me menottèrent et m'emmenèrent. Je me décidai une cause. J'allais mourir pour les mots. Et, ironiquement, par les mots.


Dans mon cachot, j'appris le sort qui m'était réservé tout en méditant sur l'usure crasseuse de cette expression. Autrefois, je m'en serais voulu de l'employer. Désormais, cela m'était devenu égal. Le sort qui m'était réservé, c'était le bûcher. Comme ça, on n'avait pas d'idées mais on avait du pétrole. J'étais amer. J'allumai la petite télé qu'on m'avait méchamment laissée et tombai sur les images de mon procès. Je ne m'aimai pas à l'écran. J'avais été faible, sans panache. Petit. Fluet. Il faut dire qu'on m'avait pris au dépourvu. J'avais été happé par ce juge ingrat à qui je venais à peine de donner vie et qui déjà prononçait ma sentence. Je ne lui avais toujours pas donné de nom, d'ailleurs. J'optai pour Brutus en me demandant comment le récit réagirait de ce que j'osasse encore lui dicter quelque loi.

Le stylo ne me sauta pas à la gorge et, ma foi, je trouvai cela encourageant. J'allais peut-être pouvoir reprendre le contrôle de l'histoire. Aussi, par la raison même de la phrase que vous lisez en ce moment, mon cachot se fit studio avec parquet, poutres nues, murs en pierre de taille, mezzanine et vue sur l'Atlantique. Au premier plan, je mis quelques dunes plantées d'ajoncs. Au loin, sur la côte, s'avançaient des récifs où clignotait un phare. C'était un ciel d'hiver, avant le crépuscule, de ce bleu que j'adore, où évoluaient des goélands. Sur les vagues, triangles noirs, les dernières voiles rentraient au port.

Bien sûr, ce petit changement ne fut pas du goût de mes geôliers. Sauf d'un, peut-être, qui observa longuement le panorama et n'osa pas croiser mon regard quand il fallut me reconduire dans un cachot réglementaire. On me confisqua mon stylo. Je regrettai d'avoir voulu faire joujou avant d'écrire ma libération. C'est que je la voulais grandiose, mon évasion. Il me fallait pour l'écrire un lieu où je me sentirais bien. De ce bureau sur l'océan, j'aurais fait pousser ma révolution. J'aurais eu avec moi des groupuscules et des factions de partisans, nous aurions composé des chants à nos idéaux, à notre souffrance consentie et à la défense de principes qui nous étaient infiniment supérieurs, fût-ce au prix des larmes et à celui du sang ! Pour les entonner, on aurait pris nos plus belles voix de gavroches. Mais voilà, je suis désormais réduit à employer le conditionnel.

La perte de mon stylo m'affecta beaucoup. Cela ne m'empêcha pas pour autant d'écrire. Me mordant le bout des doigts, j'en étalai le sang sur les murs en pleins et déliés héroïques, lesquels auraient par litres conté la naissance d'une résistance massivement vouée à ma cause. Las, on m'enchaîna au bout de quelques centilitres de complot. Pas même le temps de situer l'action.

Le contact des lettres me manqua cruellement. Empêché d'écrire, je ne l'étais cependant pas de raconter. J'entrepris de dire à voix haute l'histoire d'une rébellion. Alors qu'à peine montait de l'extérieur la rumeur du peuple remonté contre le régime oppresseur, on me coupa la langue. Au lieu de projeter des mots, c'était désormais du sang que je crachais. La rumeur se tut si vite que je me demandai si elle avait jamais existé.

Je survécus mais, déconnecté, j'avais perdu. Nos mondes ont besoin de témoins autres que nous-mêmes ! Il faut peupler ces mondes de paires d'yeux qui les observent, s'en émeuvent et les racontent à leur tour. Je ne pensais plus qu'à des déserts pour ne pas regretter de devoir les garder pour moi. Réciproquement, le monde des autres m'était devenu invisible. Il ne m'intéressait plus.


Puis un jour, je sentis la chaleur. Cela commença par les orteils. Et cela s'accentua, mot après mot, arrachés de force à mon lexique, volés à mon univers par quelque abruti de bourreau. Chaleur, d'abord, comme la rencontre avec un lieu connu, une caisse en bois qui résonne jaune. Puis brûlure, quelque chose qui appuie trop, l'éraflure d'une épine ou d'une arête de granit rose. Souffrance, rapidement, sécheresse rugueuse et déchirante, un son rouge distendu en pleine gueule et qui revient plus fort. Supplice, pluie torrentielle d'indéfini, fusion de notions incompatibles, glissements et rafales et ruptures et traits blancs et noirs et verts et surpression et vide et contractions courbes et vibrantes étirement saleté charbon eau sang écorce terre points blanc rouge noir espace libre libre libre vide vide vide mot mot mot mot mot mot. Impact unique et sans fin.

Et l'indicible, le plus rien, l'absence étouffante de tout, l'expérience jamais consignée, un tourbillon de lettres cherchant leurs mots, de traits cherchant leurs lettres, de points cherchant leurs traits, d'essence cherchant structure. C'est là que vint la peur, avec la perte du sens. Et la disparition, pas qu'accessoire, de mes jambes. On croit que le statut de héros, de martyr ou d'icône libère des vicissitudes matérielles, mais c'est faux ! Je tenais à mes jambes ! Je tiens à ce moi gazeux qui s'échappe de ce moi carbone ! Et je tiens à ce moi carbone qui se pulvérise ! C'est ça aussi, la peur : la perte de soi.

Bien entendu, une telle réflexion ne peut qu'avoir été produite artificiellement et insérée à la relecture. Quand on y est, sur le bûcher, dans l'air ardent, on ne se pense plus, on n'est plus que l'animal se débattant pour rester du côté de la vie. Bien qu'on porte cet être en nous de la naissance à la mort, on ne le croise qu'en ce genre d'occasion où l'humain devient encombrant. C'est un peu émouvant, cette rencontre avec soi, vaguement réconfortant dans l'instant. « Ah, vous aussi, vous habitiez ce corps, depuis toutes ces années ? Alors vous devez être au courant des petits problèmes de digestion, non ? Oui ? Ha, ha ! Malheureusement, je dois partir. Prenez-en bien soin. J'espère qu'on aura l'occasion d'en reparler autour d'un verre. J'ai cependant quelques doutes. Bonne chance. Ravi d'avoir fait votre connaissance. » Réponse : « Ougah ! »

Il s'est alors passé un truc. Comme un condensat dans le plasma sémantique de ma conscience disparue. Un cristal de notions structurées. Ce qu'on appelle une idée. Ou, tout au moins, une intuition, un rêve, une graine d'acte.

Libéré par les flammes, un de mes bras amorça un geste. Il se leva, assez pour enchaîner un mouvement de haut en bas, une boucle, une autre boucle. La rédaction semblait insurmontable. Mais le sens… Comment accepter l'abandon du sens ? L'abandon de ça, moi, je, et de mes vous, ils… Je traçais — non, moi traçait — des mots en l'air, lentement, la peur à l'œuvre. Chaque lettre gravée dans rien était l'ébauche anecdotique d'un peu de sens qui suintait du reste de moi comme la graisse me bouillait et coulait sur la peau. L'œuvre achevée, la foule avait pu lire — et avait lu, car on ne résiste pas au mystère de la mort :

je tiens le récit

En effet, ce qui restait de mon autre main tenait désormais quelques feuillets qui ne tardèrent pas à s'enflammer. Tandis que les mots qui leur avaient donné naissance tombaient en cendres, toutes les paires d'yeux posées sur le bûcher s'embrasèrent. Le juge Brutus s'embrasa. Le procureur s'embrasa. Le bourreau abruti, les petits jurés, Morrissard, le commissaire, les inspecteurs Leroy et Merlin, Grégoire Poma-Poma, la foule autour d'eux, les maisons, la place entière s'embrasèrent. Pendant une fraction de seconde, Milosz vécut, avant de partir en fumée. Le ciel scintilla d'un rouge incandescent puis soudain se désagrégea dans l'espace cendré. Et tandis que ce monde disparaissait, les flammes du bûcher elles-mêmes s'embrasèrent comme un frêle origami de feuilles d'automne. Bientôt, elles ne furent plus que la poussière grise des sols d'hiver. Mes moignons carbonisés s'embrasèrent comme des prothèses de cinéma et découvrirent une peau tiède et intacte. Le colocataire de mon corps dit « Ougah ! » avant de s'effacer. L'absence de moi brûla jusqu'à disparaître.

Tout le décor et mes souffrances consumés, je me retrouvai seul, nu, dans un univers d'un gris immaculé. Je tenais dans la main droite un papier tout aussi terne. Dans la main gauche, un stylo.

Ma mémoire, elle, était aussi intacte que ma peau et je tremblais encore de ce que je venais d'endurer. Je m'assis sommairement dans le rien. Sur le papier, je me vêtus de quelques affaires confortables et m'accordai un petit remontant, pour commencer. Les tremblements cessèrent au bout d'un moment. Alors, allongé à plat ventre dans l'univers effacé comme un gamin sur la moquette de sa chambre, j'écrivis. Et par la simple raison de la phrase que vous lisez, le gris sans nuances devint une belle petite maison avec vue sur l'Atlantique. Au premier plan, je mis quelques dunes plantées d'ajoncs. Au loin, sur la côte, s'avançaient des récifs où clignotait un phare. C'était un ciel d'hiver, avant le crépuscule, de ce bleu que j'adore, où évoluaient des goélands. Sur les vagues, triangles noirs, les dernières voiles rentraient au port.