En sortant du cockpit, Maât avait trouvé une place libre en première classe. Merde à la douleur et oui au luxe, ce n’est pas tous les jours qu’on s’écrase. Pour les jambes, elle avala encore deux Propitoxyl.

D’ailleurs, planer, ça pouvait aider.

Elle regarda par le hublot.

C’est beau, une aile qui brûle.

Le revêtement se déstructurait en millions de petits fragments noirs ou incandescents.

Bien plus beau que les braillements dissonants et hoquetants de centaines de passagers.

Ça sentait violemment la fin.

Je ne comprends pas ces gens. Il leur reste au mieux quelques minutes de vie et ils les gâchent.

Elle détacha un instant son regard du feu, se disant qu’il aurait bientôt raison d’eux. Plus loin dans sa rangée, une dame nettoyait méticuleusement du vomi qu’elle avait sur le pantalon, l’air dégoûté. Cela arracha à Maât un sourire pincé.

Comme si elle avait besoin d’être présentable à l’arrivée. Comme si l’odeur qui l’incommode avait encore une importance. Elle agit comme si elle devait un jour passer à nouveau la porte de l’appareil en disant au revoir à une hôtesse souriante. Comme si ceci n’était qu’un mauvais moment à passer. Ç’aura été les dernières minutes de sa précieuse vie, nettoyer du vomi.

C’est un petit bulbe d’espace-temps où les actes de chacun sont sans conséquences. Les violeurs à bord peuvent violer, les meurtriers meurtrir, les emmerdeurs déféquer, les suicidaires dormir paisiblement. Tout ça finira en un tas de cendres, alors…

Elle ferma les yeux. S’abandonna au chaos.

Dans la certitude de n’avoir jamais autant existé, elle n’était plus que perception exaltée.

Merde, j’existe.

Depuis combien de temps filait-elle vers la terre à une vitesse sans issue ? Bien avant ce vol. Cela faisait un moment qu’elle était perdue, ce qui, pensait-elle, n’était pas désagréable.

Ça se prête à une esthétique sympa, l’allégorie de la bête égarée.

Un jour, j’ai eu assez de la belle cage que je m’étais construite. Faut pas croire : la bête égarée ne cherche pas son chemin. Elle l’improvise, le construit pas après pas. Montrez-lui sa voie, vous la torturez : elle ne sait pas vivre ainsi. Elle essaie mais sa gaucherie fait mal à voir. Elle ne comprend pas sa faute. Sa force vitale s’émousse ; elle cesse d’aimer. Et quand on cesse d’aimer, on devient un individu purement factuel. On est la conséquence des autres, soi n’est plus rien. Pire : il est la conscience de n’être que ça, car la bête égarée n’est vraiment pas douée pour ne pas exister, alors c’est consciemment qu’elle tourne et se retourne dans ce non-territoire partagé avec d’autres existences réduites aux actes. Elle aimerait bien en sortir mais aussitôt, elle s’égarerait, elle qui ne sait faire que ça. Ce qu’elle oublie, c’est qu’elle le fait mieux que quiconque. Elle a ce talent-là.

L’aile en feu laissait apparaître son squelette par endroits. L’air s’engouffrait entre nervures et longerons, les faisant rougeoyer. Perdant sa portance, l’appareil tanguait et gîtait.

Elle regarda en bas. Les vagues étaient chaque fois un peu plus grandes. La navette tomberait en mer. Tout ne finirait pas en cendres. Mais en soupe.

Elle se surprit à souhaiter survivre. Décida, malgré l’enfer à affronter, que ce serait une expérience intéressante.

La bête reprend goût à chasser la mort parce qu’elle refuse qu’on l’empêche de s’égarer plus avant.

Intéressant.

Donc, survivre.

« Vous disiez ? »

L’homme assis de l’autre côté de l’allée était tourné vers elle. Avait-elle parlé ?

Il lui adressa un sourire qu’en temps normal elle aurait détesté. En ces circonstances, elle trouva l’audace de ce rictus admirable.

« Largecount. Hubert Largecount. »


* * *


Riad décida d’appeler Youri. Et c’était bien la dernière chose dont il avait envie.

Youri savait. L’info tournait en boucle à la télé.

« Le contact a été perdu il y a dix minutes. »

Youri ne dit rien.

« J’accompagne les secours. En bateau. »

Toujours rien.

« On sera bientôt sur la zone. Ils ont aussi envoyé des hélicos.

— Riad… Le hacker que Maât avait contacté m’a envoyé le nom de la société d’où le mail a été envoyé. Thompson, Molko & Associates, Ltd. Une boîte de prod. Mais je ne pense plus que ça servira…

— Qui sait. »

Un moment passa.

« Pourquoi des canards, bon sang ?

— L’été tarde à finir. »


Des cris provenaient du pont. On avait repéré aux jumelles ce qui ressemblait à des débris.

Il ne pouvait en être autrement, pensa Riad. Les aéronefs, trop rapides, se disloquent et disparaissent en touchant l’eau.

« Passagers à bâbord ! » cria une vigie.

Le bâtiment vira.

Le reste de la journée allait ressembler à ça. Des corps flottants qu’il allait falloir hisser à bord. Et parmi eux…

« Vivants ! » cria la vigie.

L’exclamation fut reprise en chœur par plusieurs secouristes sur le mode interrogatif. Vivants ? Vivants ?

Plus le navire avançait sur une mer dont les vagues semblaient de verre bleu, presque noir, aux arêtes dentelées et coupantes, plus les interrogations s’éteignirent.

Quand il put voir, à l’œil nu, les radeaux de fortune et les bras agités, Riad le dit lui-même : vivants.

Combien ?

Une odeur de maquis se mêla à l’air marin.

Le singe était là, qui lui triturait les cheveux au rythme du vent.


* * *


D’un premier radeau fait d’une section d’aile, ils avaient remonté une vingtaine de blessés à bord et une trentaine de passagers quasiment indemnes.

Largecount était assis sur un coffre métallique fixé au pont, peint du même gris titane que le reste du bateau. Il était pieds nus, une couverture sur les épaules.

L’homme d’affaires adressa un maigre sourire à Riad. Il aurait dû sembler surpris de le retrouver ; il devait cependant y avoir une limite à la quantité d’imprévu qu’on pouvait encaisser en une journée. Peut-être était-il simplement heureux de voir un visage connu, quelle qu’en soit l’explication.

« J’aurais voulu profiter du soleil mais on m’a dit de garder ça sur le dos », dit-il d’un ton désolé.

Son front portait une plaie qui ne saignait pas. Il poursuivit :

« Quand j’ai parlé de Yalta, dans le bar, cela vous a troublé. Vous saviez, n’est-ce pas ?

— Non, dit Riad sans réellement mentir.

— C’est abominable et fabuleux, vous savez. Abominables, les cris, la peur, la mort. Fabuleux, les mains tendues, l’air frais, les blessés qu’on installe spontanément sur les radeaux, les valides qui se relaient pour attendre dans l’eau… »

Riad cherchait comment décrire Maât.

« Je recherche une jeune femme, monsieur Largecount, qu’on n’a pas encore repêchée. Elle est un peu fantasque. »

Des cris brisés strièrent l’air au-dessus du pont.

« Putain ! Putain ! »

Un petit attroupement s’était formé. Quelqu’un se roulait par terre, de douleur. Riad s’approcha.

« Ces putains de jambes et cette merde de Propitoxyl qui est à la flotte ! »

Riad s’agenouilla près d’elle et Maât lui bondit au cou pour y rester suspendue de toutes les forces de ses bras.

Il l’étreignit.

« Porte-moi jusqu’à une chaise, idiot.

— Laissez-moi vous aider, dit un type baraque qui portait des vêtements détrempés.

— Je vous reconnais, dit Riad. Vous êtes Frank Black. »

Épisode suivant : vol 0015