Il s'est écoulé huit ans entre Irréversible, le précédent film de Gaspar Noé, et la sortie en salles d’Enter the Void. Huit ans, c'est bien le temps qu'il faut pour avoir envie de revoir du Gaspar Noé après avoir vu du Gaspar Noé. Non que ce soient de mauvais films qu'il faudrait oublier — on ne les oublie pas de toute façon. Mais ce sont des films qui sont suffisamment attrayants pour se permettre de contenir aussi les choses les plus répulsives. Ceux qui ont vu Irréversible savent de quoi je parle.

Gaspar Noé a compris une chose qu'il est heureux que peu de réalisateurs aient mise à profit : tout spectateur de cinéma est pris au piège. Sans ses armes habituelles — télécommande, internet, distractions à portée de main —, ayant de plus payé sa place, le spectateur de cinéma se retrouve captif, dépourvu face à une gamme de sentiments qui lui sont de plus en plus étrangers : l'attente, l'ennui, la frustration, le dégoût, l'incompréhension, la gêne. On est, sinon prêt, au moins capable de subir bien plus de choses au cinéma que chez soi. Il est heureux que tout le monde n'en joue pas comme Noé mais il est aussi heureux que Noé en joue.

Évoquons le film en termes un peu plus concrets. (Spoilers possibles, mais ce n'est pas vraiment le genre de film qu'on peut spoiler, tant tout est dans la forme.)

Enter-the-void-poster.pngOscar, 20 ans, vit à Tokyo. Sa jeune sœur Linda et lui sont orphelins depuis que leurs parents sont morts dans un accident de voiture quand ils étaient jeunes enfants. Alors séparés dans différents orphelinats, ils avaient fait le pacte de se retrouver pour ne jamais plus se séparer. Pour payer le billet d'avion qui permettra à sa sœur de le rejoindre à Tokyo, Oscar commence à dealer un peu de drogue. Linda le rejoint, devient strip-teaseuse dans un bar, sort avec son patron. Un jour, un client d'Oscar lui donne rendez-vous après l'avoir dénoncé à la police. L'arrestation tourne mal et Oscar est abattu. Encore sous l'effet de la drogue qu'il vient de consommer, son esprit se détache de son corps pour nous montrer les vies bouleversées de ses proches, en particulier sa sœur, ainsi que leur histoire en flashback.

J'ai présenté les choses dans l'ordre. Le film, lui, est un ensemble de fragments, d'allers-retours entre lieux et moments qui ne dévoilent l'histoire qu'une fois recomposés. Ainsi, après un générique superbe et typographiquement ultra-violent, ne tarde pas à arriver le plan-séquence qui conduit Oscar à sa mort. Entre temps, on se prend peut-être la plus grande claque psychédélique de l'histoire du cinéma. Après s'être drogué, Oscar part dans un trip de fractales organiques en mutation d'une beauté effarante.

Ce n'est pas le seul atout esthétique du film. On le sait, Noé a un sens exceptionnel du plan, de la composition, de la lumière et des couleurs. Dès le générique, qui fait écho à celui d’Eyes Wide Shut, on le devine fan de Kubrick. Pour ce qui est de la beauté de l'image, Noé n'a pas grand chose à lui envier. Cette passion kubrickienne se confirme à longueur de bobines, depuis une scène où les personnages regardent le voyage psychédélique de 2001 sur une petite télé, jusque dans le plan le plus cru, celui qui fait remuer les spectateurs dans leurs sièges, qui arrache quelques rires nerveux tant on a besoin de réagir, d'évacuer : une référence grotesque au fœtus de 2001 en un lent zoom rotatif sur un fœtus fraîchement extrait, baignant dans une gamelle sanguinolente au pied de la table d'avortement. Gaspar Noé montre les choses sans détour, on le savait. La référence ajoute à cela l'irrévérence, comme la confirmation d'une forme de nihilisme respectueux. Et, étonnamment, par une alchimie qui n'était pas gagnée, le cerveau du spectateur, écœuré, choqué, se met à gamberger, à saisir, quelque part, ce qu'essaie de toucher Noé, par ce plan et par tous ceux qui nous révulsent — il y en a quelques uns dans le film. La vie est propice à la mort, elle en est tellement inséparable que le réalisateur les a représentées en une unique image absurde et, sur l'ensemble du film, les rend simultanées, comme empaquetant les individus. La scène du fœtus n'est pas un propos sur l'avortement, de même que le film n'est ni sur la drogue ni sur le sexe ; tout cela concerne l'existence et la métaphysique. On vit, on meurt, c'est très factuel, très matériel, très concret. Peut-être le sens de la vie est-il, pour Gaspar Noé, la simple possibilité d'y réfléchir. La métaphysique. Il faut l'avouer, c'est un peu désespérant. Heureusement, l'effet se dissipe dès la sortie de la salle.

Enter the Void est beau et intéressant mais il n'a pas que des qualités. Souvent, il traîne. Il est généralement utile pour un film de prendre son temps ; là, c'est souvent trop. L'histoire semble patiner. Les répétitions de scènes, très présentes, finissent par lasser. On a l'impression que le réalisateur s'est un peu aveuglé au montage, qu'il a voulu tout mettre, qu'il n'a pas pu se résoudre à synthétiser, à épurer. Une séquence interminable faite d'un fond blanchâtre, légèrement texturé et scintillant, est une bonne chose en ce sens qu'elle est une provocation psychologique assez violente, qu'elle fait basculer quelque chose en nous. La première fois, on comprend la volonté expérimentale. La seconde fois est de trop et nous rabaisse en tant que spectateurs au rang de jouets pour réalisateur. Il en va de même des survols de Tokyo qui nous font passer, dans l'esprit d'Oscar, de bâtiment en bâtiment. Dès la troisième utilisation, l'effet est éculé. À la fin du film, il est devenu kitsch comme une transition en cœur. En parlant de cœur et de kitsch, le film nous sert une scène extrêmement longue qui passe de chambre en chambre d'un love hotel. Quand on a vu dix couples qui baisent, on a vaguement compris le message, la vie est absurde mais c'est la vie et la vie se transmet et c'est heureux. Mais ça continue, ça continue, et la palme du mauvais goût revient aux nuées de lumière qui s'échappent de chaque coït. Non, pardon, la palme du mauvais goût arrive juste après et atteint le summum du grotesque, mais je vous épargne ça ; au moins, cela a-t-il fait rire la salle.

Dans l'ensemble, le sentiment est mitigé. On en a pris plein les mirettes, de toutes les façons possibles mais presque toujours de façon très bien réalisée. C'est bien, ça fait des souvenirs, le cinéma est là pour ça. Mais Noé joue avec nous comme avec des souris en cage et ça, c'est agaçant, surtout quand il est le seul à s'amuser, ce qui arrive assez souvent. Enter the Void est un film qu'on peut difficilement regretter d'avoir vu, car on repart avec quelque chose. Mais huit ans ne seront pas de trop avant le prochain.