« Monsieur prendra la navette jusqu’au hub Félicité où il passera deux jours à l’hôtel Interorbital qui dispose d’une gravité tout-à-fait correcte et dont les chambres ont de grands hublots. J’enverrai à Monsieur le détail de ses rendez-vous directement sur sa tablette. Puis Monsieur prendra la navette en vol direct pour Yalta International. Monsieur passera cinq jours chez le professeur Geert avant de rentrer par son jet privé. J’accompagnerai Monsieur, évidemment.

— Parfait, euh… Parfait, se rattrapa Hubert Largecount. Ça fait une éternité que je n’ai pas vu ce bon vieux Geert et son épouse. Pourrez-vous essayer de savoir leurs prénoms ? J’ai peur qu’ils ne m’aient échappé.

— Le professeur Geert s’appelle Hermann, Monsieur. Pour son épouse, je vais me renseigner. Si je peux me permettre, Monsieur, il faut accorder de l’attention à ses amis, c’est précieux.

— Comme vous avez raison. Il reste des choses précieuses qui m’échappent. Au fait. Où en sommes-nous du rachat du joaillier… Comment, déjà ?

— Loomis, Monsieur. Il est à nous.

— Bon sang, ça a été facile. Et les juristes qui annonçaient des mois de négociations. Je n’ai pas besoin de tous ces gens-là qui me coûtent une fortune. Il faut réduire l’équipe juridique.

— C’est que, Monsieur, c’est sans doute grâce à eux que cela a été si rapide.

— Je me moque de la vitesse, la certitude me suffit. De toute façon, je verrai ça avec la directrice des R. H. Madame…

— … Wellington…

— Wellington. Et puis, qu’est-ce que vous avez, vous, à toujours vouloir garder tout le monde ? Vous avez eu du chômage, dans la famille ?

— Que Monsieur n’oublie pas qu’il a rendez-vous dans un quart d’heure pour sa laryngoscopie. »

Largecount se dit qu’il avait décidément trop de juristes et de médecins.


* * *


« The son of a bitch is here. I saw him. I’m gonna get him. »

Gene Hackman explorait le crématorium abandonné.

« Son of a bitch. »

C’était le signal. Dommage. Bon film.

Dans l’obscurité du cinéma, Riad s’arracha à la mollesse du siège pour gagner les toilettes aussi discrètement que possible.

Derrière les portes à hublots, la lumière blanche grésillait et heurtait les bords de carreaux prêts à se détacher. Il entra dans le cabinet libre et en verrouilla la porte.

Youri en faisait toujours trop. Ça avait le mérite d’être amusant, d’une certaine façon.

L’air, c’était un vieux truc, entre eux deux. Voyons, ça faisait quoi, déjà… Tout le monde veut devenir un cat

Riad siffla en suivant les paroles dans sa tête.

Des sifflements résonnèrent en réponse dans le contreplaqué du cabinet voisin.

Parce qu’un chat quand il est cat retombe sur ses pattes, pensa Riad simultanément.

Une bouffée d’odeur d’urine le fit grimacer. Son univers se froissait un peu plus. On pouvait évoquer les Aristochats dans les chiottes puantes d’un cinéma et aucun courroux divin ne venait vous foudroyer d’avoir souillé la pureté de l’enfance, ou un truc dans le genre.

Effectivement, à part Youri qui lui tendait un petit papier sous la paroi, personne n’avait rien à cirer des Aristochats, ni qu’on les eût chantés dans des gogues, un bordel ou un charnier. Riad secoua la tête comme pour en essorer les images qui s’y formaient.

Il regarda le papier : 20 h et une adresse qu’il mémorisa. Le déchira en petits morceaux éparpillés dans la cuvette. Attendit une minute, comme convenu, tira la chasse. Quand il sortit, le cabinet voisin était vide.

Youri en faisait toujours trop.


* * *


Tout se ressemble, à l’intérieur, pensa Largecount qui aurait bien fait part de sa trouvaille à son médecin. Seulement, un appareil obstruait sa bouche et filmait son larynx. Pour des question d’assurances, par principe d’équivalence entre sa santé et celle de ses entreprises — qui formaient en cela des excroissances de son corps —, on lui avait déjà filmé tout ce qui pouvait être filmé, oesophage, conduit auditif, intestins, artères, sinus et maintenant larynx. À chaque fois, c’était rose, brillant et circonvoluté. Toujours pareil. L’intérieur du corps humain était d’une monotonie affligeante. Cela, et le fait que nous étions par essence inexacts. Largecount avait été navré d’apprendre que personne n’avait les reins au même endroit. Certains n’en avaient même qu’un ! Le corps humain était un produit sans le moindre process qualité, une pièce unique non normalisée que les médecins avaient pour tâche de rationaliser a posteriori. Les médecins nous rendaient toute notre dignité d’objet de série issu de la manufacture divine, pensait Largecount avec fierté en regardant ses circonvolutions visqueuses.


* * *


John et Yoko attendaient dans le salon VIP où les banquettes formaient un empilement géométrique de niveaux multiples, un réseau complexe d’angles droits, de vis-à-vis et de coins plus intimes. John s’était posé en tailleur sur une large assise en tissu bordeaux, face à Yoko dont le regard allait vers les pistes.

« Imagine un peu, disait-il, si tous les gens vivaient le jour présent.

— Hmmm, dit Yoko.

— Imagine : pas de pays — pas dur. Pas de religion non plus. »

Il gonfla les joues et laissa pétarader le surplus d’air, bruit blasé. Yoko détacha son regard des mouvements de navettes et tourna vers lui des sourcils arqués surplombant des lunettes de soleil.

« Tu peux dire que je rêve, Yoko, mais je suis pas le seul. Imagine si tous les gens se partageaient le monde ! »

Une jeune femme en uniforme Skyway s’approcha avec un sourire crispé.

« Pardon, Monsieur, puis-je vous demander de ne pas poser les pieds sur la banquette ? I’m sorry, Sir, that’s company policy. »

John haussa les épaules. Il s’exécuta.

« Mon chou, dit Yoko une fois l’hôtesse repartie, à quelle heure on décolle ?

— Dans vingt minutes. On est chez nous dans une heure.

— Je suis impatiente. Je me sens lourde, sur terre.

— Moi aussi, je me sens lourd.

— Effectivement. »

Partout, les lunettes de soleil effaçaient les regards.

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